qu’appelleriez-vous danser ?

  • RÉMY HÉRITIER – revue Rodéo n°3 / face A – juin 2014

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Je suis arrivé cet après-midi dans la Third Mesa, le plus ancien village hopi.

Oraibi, l’endroit où s’était arrêté Aby Warbug, est bien entendu méconnaissable. Il porte désormais le nom de Old Oraibi, et ce depuis qu’une partie de la population a fait sécession après l’exécution d’un prêtre missionnaire, au début du XXème siècle. Oraibi se trouve désormais au pied de la Third Mesa.

Avant d’arriver, je l’imaginais comme un village qui aurait suivi le cours de l’histoire américaine, préservant ses vieilles pierres et les surmontant de néons aux couleurs de Subway ou de Mac Donald’s.

Le village n’est pas si facile à décrire puisqu’il n’a évidemment pas grand-chose en commun avec la plupart des villages américains. Pour les avoir vues notamment sur les photos de Warburg, je reconnais l’emplacement des maisons, leurs formes et leurs hauteurs, mais la vision est brouillée par des monceaux de détritus, des constructions faites de bric et de broc amalgamées à des constructions plus anciennes.

Je m’approche d’un groupe d’hommes, des vendeurs de souvenirs. Je discute avec eux un long moment avant de me décider à sortir de mon sac un exemplaire du Rituel du Serpent d’Aby Warburg. Aucun d’entre eux n’avait entendu parler de Warburg. Ils commentent ces images prises en 1896.

J’accompagne l’un d’eux à travers le village. Nous comparons les images avec ce que nous voyons autour de nous. Nous comparons ce que contiennent des images de la fin du XIXème siècle avec ce que l’on voit, tous les deux, ici, à Old Oraibi, en 2013.

Dans le temps qui sépare 1896 de 2013, très peu de représentations officielles du village ont été produites. Il existe vraisemblablement des images plus récentes prises par des membres de la communauté mais elles sont tenues secrètes depuis les années 1920. Et il doit forcément exister d’autres images, elles aussi tenues secrètes, volées par des touristes ayant bravé l’interdiction d’en prendre. Toute la communauté hopie semble s’accorder sur le fait qu’aucune image ne doit en sortir.

L’histoire raconte que dans les années 1920, un homme mal intentionné aurait secrètement photographié et enregistré des rituels sacrés pour ensuite en faire commerce. Se sentant trahie, la communauté hopie a pris acte de son exaction en interdisant définitivement toute forme d’enregistrement sur sa terre. Un visiteur peut donc se rendre à peu près partout dans un village, mais aucune preuve matérielle de sa visite de doit quitter la réserve.

J’achète quelques objets à ce groupe de villageois pour les remercier de leur l’hospitalité. Une poupée kachina qui représente la grand-mère. C’est la première kachina que l’on offre aux petites filles, très simple avec deux plumes sur la tête. A un autre, j’achète la représentation d’un serpent peint en couleur sur une petite pièce de bois attachée à une longue ficelle. En la faisant tourner rapidement dans les airs on entend le bruit de la pluie. Ce bruit est transmis à des instances supérieures qui en retour font pleuvoir. J’ai essayé ce jour-là. Il a plu quelques minutes plus tard. Et le vendeur et moi sommes restés sans voix.

Ce soir je dors au Centre Culturel Hopi, le seul motel à la ronde.

Dans ma chambre, j’éprouve une sensation étrange : que signifie le fait d’être dans un endroit si vaste où il est strictement interdit de prendre des photos, de filmer, d’enregistrer et de dessiner ? Je n’y avais pas pensé avant d’arriver mais le titre de ma recherche, “Performer un objet en son absence” prend tout son sens ici, à partir d’ici.

Je repense à ce que m’a raconté un des hommes rencontrés dans la journée. Un habitant du village a vendu à un Européen un tirage original de 1896 il y a un dizaine de jours. J’ai d’abord pensé avoir mal compris. Je lui ai demandé de répéter et il m’a confirmé. Je lui ai dit que j’espérais qu’il en avait au moins tiré un bon prix mais apparemment pas. Je ne vois pas comment cela a pu se produire dans ce climat tendu à la suite de la vente à Drouot d’une centaine de kachinas au printemps 2013. Une autre question subsiste : comment le photographe a développé et tiré son image ici et comment ce tirage a survécu.

Ici, même si elles ont 3000 ans, les pierres ne sont manifestement pas le centre des attentions (cet après-midi, en marchant dans les rues, chacun de mes pas a écrasé des morceaux de poteries peintes). Le maintien de la culture réside dans quelque chose d’immatériel et pourtant un non-Hopi ne peut pas partir avec une image autre que mentale.

Je ne peux pas photographier les objets que j’ai achetés parce qu’ils sont emballés.

J’ai photographié tous les objets de ma chambre, tous ou presque ont un rapport avec les symboles hopi dans une version très syndicat d’initiative. Le serpent est utilisé dans la signalétique comme flèche de direction. Il y a même une bible dans le tiroir de ma table de nuit alors qu’ils ont tué le prêtre missionnaire au début du XXème.

Le lendemain, mercredi 5 juin, je me suis arrêté une première fois à Walpi pour prendre une note : Faut-il que je trouve une stratégie pour mémoriser autrement, par incorporation, ou au contraire faut-il que j’invente une stratégie pour tout oublier ?

C’est cette question que j’ai posée plus tard dans la matinée au guide qui m’a fait visiter le village. Il ne m’a pas donné de réponse directe. J’ai alors précisé : « Le pays hopi est le plus grand territoire dans lequel j’ai voyagé où il est interdit d’utiliser les moyens contemporains d’extension de la mémoire personnelle ». J’ai précisé qu’il n’était pas question pour moi de discuter du bien-fondé de cette interdiction inédite, qu’au contraire elle me permettait d’appréhender différemment ma présence, au sens « d’être au présent ».

La vision devenant secondaire, cette interdiction m’offre d’être parmi les choses. Sur la montagne je ne vois plus la montagne. Danser est un acte dont le danseur ne peut pas être son propre être spectateur, il est parmi les choses.

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