Noëmie Charrié – Rémy Héritier, entretien autour d’Un monde réel
Propos recueillis par Noëmie Charrié pour l’ICI-CCN Montpellier dir. Christian Rizzo
Pour commencer, pouvez-vous nous dire d’où vient et à quoi rattachez-vous le titre de votre pièce à venir : Un monde réel ?
Ce titre a plusieurs origines, dont la plupart découlent de la généalogie de la pièce. D’abord, il y a la rencontre avec l’artiste lettone-américaine, Vija Celmins, dont j’ai découvert l’œuvre lors d’une rétrospective présentée à New York en 2019. C’était une artiste que je ne connaissais pas et dont je n’avais jamais entendu parler. Parmi ses dessins et sculptures, To Fix the Image in Memory a été un premier choc. C’est une œuvre sculpturale qui date de la fin des années 70, composée de pierres trouvées dans le Sud-Ouest américain et de pierres entièrement fabriquées. Le cartel les qualifie de « handmade stones » : ce sont des pierres qu’elle a sculptées en bronze, puis qu’elle a peintes. Et ces pierres en bronze sont les répliques exactes, autant que faire se peut, des pierres trouvées. Généralement, elles sont exposées par paire, mais lors de la rétrospective elles étaient toutes montrées ensemble sous une table vitrée. L’immersion, à la fois par le regard et en pensée, dans les différences entre une chose réputée vraie et une chose qualifiée de fausse a été pour moi une expérience bouleversante. Cela m’a permis de formuler une première question qui m’a amené petit à petit vers le titre : qu’est-ce qu’un objet trouvé en danse ? Dans les autres œuvres exposées de Vija Celmins, il y avait une série de dessins qui étaient des reproductions d’étendues de mer, de désert ou de ciel étoilé. Elle photographiait elle-même une portion de mer qui était ensuite tirée sur papier. Puis, elle copiait la photographie, dont elle reproduisait jusqu’aux imperfections du tirage. Ses marines ne sont pas des dessins de mer, mais des dessins de photos de mer, où les vagues paraissent sans horizon. Or, depuis 2015, avec la pièce here, then, que j’ai co-signée avec Marcelline Delbecq, j’ai mis en place un dispositif d’écriture chorégraphique qui passe par la copie de la copie de la copie d’une chose. L’œuvre de Vija Celmins me renvoyait à ce processus-là. J’étais très heureux de découvrir une œuvre qui me touchait autant, mais aussi de me dire que le dispositif que je renouvelle depuis une dizaine d’années semble tout aussi opératoire pour une artiste à l’œuvre monumentale au sens de la durée.
Par ailleurs, le titre provient également d’une exposition qui a eu lieu à la Fondation Cartier dans les années 90, et qui s’appelait 1 monde réel. L’exposition évoquait la chute du rideau de fer et le passage de la Russie à l’ère postsoviétique : elle n’a donc aucun rapport avec ce dont je parlais à l’instant, mais son titre est resté. De même, il existe une chanson de Dominique A, qui s’intitule « Le monde réel ». Ce n’est pas un morceau que j’aime particulièrement, mais pendant des années et des années, j’ai beaucoup apprécié le travail de Dominique A. Enfin, le titre fait écho pour moi à l’une des définitions du réel par Lacan, où je crois qu’il dit que « le réel c’est ce qui continue d’exister même quand on cesse d’y croire ». Je ne sais si cette citation est vraie ou fausse, mais c’est celle dont je me souviens. Ce qui me ramène à la question de la mémoire et de la réinvention qui est primordiale dans mon travail et que je relie au corps physique et non seulement au corps mental.
À ce sujet, quels sont les protocoles de travail que vous avez mis en œuvre pour exhumer ce que vous appelez les « gestes archaïques » (saisir, agripper, rouler, ramper, etc.) et pour revenir aux multiples sources chorégraphiques dont découlent vos gestes ?
Je suis parti des gestes archaïques des nouveau-nés, autrement dit des gestes que l’on a tous et toutes faits, en dehors de quelques personnes qui, pour des raisons physiques ou neurologiques, ne sont pas en mesure de les effectuer. Ce sont donc des gestes que l’on sait faire pendant la demi-heure qui suit notre naissance et que l’on désapprend presque aussitôt. En grandissant, on va réapprendre ces gestes premiers qui sont saisir, s’agripper, nager, marcher, rouler, ramper. Cela m’intéressait, car je pouvais être quasiment sûr que toutes les personnes qui seraient dans la salle auraient déjà pratiqué ces gestes-là, qu’ils s’en souviennent ou non. C’est une sorte de point d’entrée dans ce qu’Hubert Godard appelle l’empathie kinesthésique ou la contagion gravitaire : à savoir comment, entre une personne qui fait et une personne qui regarde, s’instaure une relation, une expérience physique.
Pour exhumer ces gestes, mais aussi les danses enfouies, je formule de courts énoncés d’enquête que je propose à toutes les personnes impliquées dans le travail de création ; qu’elles pratiquent le costume, la musique, la lumière ou la danse. Ces énoncés m’accompagnent et évoluent au fur et à mesure des années. Pour Un monde réel, celui qui s’est forgé est le suivant :
« ce que je fais rencontre et reconnaît ce qui s’est fait ». Le préalable pour pouvoir commencer à travailler, c’est de se demander comment poser les conditions de la danse : comment danser sans autre enjeu que danser ? C’est-à-dire comment danser sans enjeu d’écriture, sans enjeu d’invention ? Cela demande un certain travail : il faut se dessaisir d’une multitude de choses, être vraiment au présent, se concentrer sur ce que l’on fait, afin de rencontrer et de reconnaître ce qui advient. Ce peut être des gestes issus de la danse, de la vie quotidienne, du cinéma, du travail ou bien des gestes décrits dans la poésie, dans la littérature, dans l’art, etc.
Au terme de ce processus, qui dure au moins quelques jours, on extrait les éléments qui sont récurrents. Pour certains, il est très clair, il ne suffisait de pas grand-chose pour leur donner un nom et leur trouver une généalogie. Pour d’autres, c’était beaucoup plus long. Un peu comme dans une sorte de psychanalyse, d’archéologie : se demander d’où viennent les choses, ce que je choisis de taire, ce que je choisis de nommer. Ce premier protocole permet d’exhumer des éléments, de les mettre à jour pour littéralement les dé-couvrir.
Ensuite, dans un second processus, j’ai transposé la liste des gestes élaborée par Richard Serra. C’est un sculpteur américain qui, dans les années 60-70, a sélectionné toute une série de verbes à l’infinitif pour composer une liste de gestes de la sculpture. Par exemple : saisir, froisser, tordre, etc. Or, ce sont des verbes qui désignent tout aussi bien des gestes de la danse, des gestes du contact. D’autant que cette liste a été composée à la même époque et dans la même ville, New York, que la danse contact de Steve Paxton. Cette pratique m’a permis en tant que jeune danseur, mais aussi plus tard, après l’année et demie de confinement dû à l’épidémie, à remettre sur l’établi la question du toucher : comment et pourquoi se touche-t-on ? Qu’est-ce que le toucher permet à la danse ? C’est une question fondamentale à mes yeux, parce que l’on a l’habitude d’associer la danse à la vision, alors que la danse, même si elle peut se regarder, relève beaucoup du toucher, de la contagion gravitaire.
Vous posez comme enjeu premier « la création d’une pièce dont vous ne seriez pas l’auteur ». En quoi la possibilité d’affranchir la danse du concept de propriété vous importe-t-elle ?
Ne pas être auteur de la pièce, c’est un paradoxe qui me permet de travailler plus tranquillement, tout en ouvrant la question de l’acte de création. Pour moi, c’est d’abord un acte de contribution à quelque chose qui nous dépasse. Non pas d’un point de vue métaphysique, mais en raison de l’infinité de choses qui existent et que je ne connais pas. Mon point d’entrée dans la question de l’auteur c’est la citation. Puis, depuis une dizaine d’années, je m’intéresse à ce qu’Isabelle Launay a apporté avec la transposition de l’intertextualité vers l’intergestualité. C’est très important pour moi de me dire que quand je lève un bras sur un plateau ou en répétition, ce n’est pas simplement mon bras que je lève, mais tous les bras qui se sont levés dans des circonstances similaires. Cela participe d’un monde vivant et rend grâce aux interconnexions entre les écosystèmes, qu’ils soient naturels ou de pensée.
Ce qui m’intéresse, c’est de fabriquer des choses avec d’autres et de sentir que ce que l’on vient de créer s’imbrique, se met en dialogue de façon consciente ou non avec un autre travail, une autre manière de vivre, une autre manière de faire, etc. La danse est au cœur de cela, comme le souligne Emma Bigé dans son ouvrage Mouvementements. J’aime beaucoup la manière dont elle rappelle que l’on ne bouge jamais seul : nous sommes toujours à l’intersection de différentes forces, on bouge et on est bougé par d’autres. J’ai l’impression que le point culminant, l’expérience la plus intéressante à vivre, quand on est danseur ou danseuse, c’est d’avoir le sentiment que ce n’est pas nous qui dansons. Ce n’est vraiment pas quelque chose de mystique, je pense que l’on pourrait dire la même chose d’un geste sportif qui approche une forme de perfection, où le temps d’un instant, la personne qui l’exécute s’oublie elle-même.
Dans Un monde réel vous avez privilégié la forme du duo. Pouvez-vous nous parler de votre rencontre ainsi que de votre collaboration avec l’artiste Bryan Campbell ?
J’ai rencontré Bryan à son arrivée en France, alors que j’enseignais pour trois semaines au CCN de Montpellier : il était en formation dans le master exerce et j’étais son professeur. Puis, pendant plusieurs années, nous nous sommes entraperçus. J’ai pu notamment le voir comme interprète dans Fanfare de Loïc Touzé, qui est un chorégraphe avec qui j’ai beaucoup travaillé. En 2022, j’ai fait une pièce qui s’appelle L’usage du terrain-Vitry, où j’ai convié Ana Pi et Nadia Beugré, qui étaient toutes les deux dans la même promotion que Bryan à exerce et que j’avais eues elles aussi comme étudiantes. Lorsque m’est venue l’envie de faire Un monde réel, j’ai aussitôt pensé à Nadia et, pour élargir cette constellation, à Bryan. Malheureusement, Nadia a eu des changements dans son planning, et n’a pas pu faire la pièce, le trio est donc devenu un duo. Lorsque je me suis adressé à Bryan, j’étais également convaincu par ce qu’il apporte dans le champ chorégraphique, après avoir vu une étape de travail de sa pièce Deep Cuts. C’était d’une grande intensité, et sans doute l’une des propositions les plus intéressantes que j’avais pu voir ces derniers temps.
Beaucoup de gens étaient curieux de cette collaboration, mais avec parfois un léger soupçon que ce duo ne pourrait pas fonctionner, parce que nous sommes très différents physiquement et que nous n’avons pas les mêmes enjeux et objets de travail. Pourtant, il existe un fond commun, qui nous a permis de travailler de manière extrêmement fluide, naturelle et rapide. Bryan est quelqu’un d’une très grande générosité, avec qui j’ai pu fabriquer Un monde réel.
Vous étiez récemment en résidence à ICI-CCN pour Un monde réel, soit une pièce qui n’était plus très loin de sa création devant public. À cette étape du processus, qu’est-ce qui occupait votre attention ? La structure ? L’écoute entre vous et votre partenaire ? Les modalités d’adresse ? Le dispositif scénographique ?
À cette étape de création, on était vraiment dans l’objet, c’est-à-dire savoir comment affiner, à la manière d’un scalpel, ou au contraire comment augmenter, amplifier. On a souvent l’impression que pour faire une pièce, il faut filtrer au maximum, mais il est parfois nécessaire d’accentuer certains éléments. Nous avons donc filé et refilé l’objet à l’instar d’une sculpture, dont on peut retirer ou ajouter de tout petits éléments. Il n’était pas question d’adjoindre ou de diminuer une séquence de dix ou quinze minutes, mais d’envisager ce temps spécifique à la fois pour le studio Bagouet et pour d’autres lieux. Cet espace a ses propres dimensions : il faut se demander comment investir d’autres lieux avec d’autres mesures. C’est-à-dire retourner à l’intérieur de tous les matériaux, qu’ils soient musicaux, lumineux, dansés afin de trouver dans quels rapports d’échelle ils fonctionnent. Il s’agit de connaître chaque élément dans sa définition maximale pour maîtriser tous les leviers, toutes les données mobilisables pour agrandir, allonger, réduire. Sans pour autant transformer la pièce en un autre objet. Comme je suis très intéressé par l’espace et par ce qu’il peut nous dire quand on y fait quelque chose, c’est une étape vraiment essentielle.
Il devient de plus en plus difficile de vivre de son art et de diffuser ses œuvres dans la durée. Comment continuer, malgré la réduction drastique des moyens alloués à la création ?
Actuellement, les conditions sont posées pour qu’Un monde réel soit ma dernière pièce. Je suis récemment devenu administrateur de ma compagnie, ce qui auparavant n’était jamais arrivé. J’avais toujours pu engager quelqu’un pour endosser cette fonction, mais désormais cela fait partie de mon travail. Pour pouvoir continuer, il faut assumer soi-même certaines tâches. Certains artistes ont toujours fait ce type de travaux : on peut dire que j’ai donc, sur ce point, des problèmes de riche.
Que faire pour continuer ? J’ai l’impression que tout est vraiment possible à condition d’être dans une économie de moyens, de réduire tout ce qui est hors salaire. Peut-être même qu’un jour on continuera sans revenu issu de la danse, comme cela se pratique dans d’autres pays. Nous aurons d’autres métiers, d’autres sources de revenus qui nous permettront, dans le temps qui nous restera, de fabriquer des choses. Je fais par ailleurs depuis des années des tentatives locales, notamment avec la pièce Une danse ancienne. C’est une expérience collective que je porte à Lausanne, à Grenoble et à Cajarc. Je rencontre des gens qui habitent sur place, on travaille dans le village, dans la ville, dans le quartier et surtout à l’échelle d’une vie. L’option la plus viable me concernant serait de faire Une danse ancienne dans le 11e arrondissement à Paris, où je réside. Je pourrais avoir une confrontation quotidienne avec l’œuvre ou les moments où elle s’absente au regard. L’idée d’Une danse ancienne, c’est d’activer une danse une fois par an, au même endroit, pendant toute la vie des gens qui la portent. L’enjeu serait de pratiquer pas trop loin de chez soi, tout en mettant son travail en relation avec d’autres événements, d’autres objets qui sont beaucoup plus loin de chez nous mais proches d’autres personnes. Cela peut sembler une formule un peu cryptée, mais c’est parce que je fais partie d’une génération qui a pu beaucoup voyager. Or, on sait combien le travail de l’art et de la danse a été nourri par des années et des années de circulation. Aujourd’hui, il me semble délicat de réclamer un arrêt total des voyages. Pour ma part, je suis moins affecté par le fait de moins voyager, car j’ai déjà pu en bénéficier. Cela correspond à des parcours de vie et ce n’est pas quelque chose que je voudrais imposer à d’autres. Et encore moins à ceux qui n’ont jamais pu le faire… Je pense notamment aux personnes qui vivent sur d’autres continents et commencent tout juste à voyager maintenant. C’est un rapport colonial très bizarre que de les assigner à résidence. Mon enjeu c’est de pratiquer localement et au plus proche du corps, mais en l’absence de salaire c’est une perspective certainement trop romantique.