Entretien autour d’Un monde réel
Propos recueillis par Wilson Le Personnic – mai 2025
Rémy, depuis le début des années 2000, tu inventes des dispositifs pour interroger les formes, les signaux et mémoires contenus dans les gestes et les lieux, dans et hors du théâtre. Peux-tu partager certaines réflexions qui traversent ta recherche chorégraphique aujourd’hui ?
En regardant mon parcours de manière rétrospective, je réalise que ma recherche est obstinée. Obstinée car le cœur de mes préoccupations s’est déplacé sans jamais vraiment changer de nature depuis 25 ans. J’ai parfois le sentiment que je fais la même pièce mais différemment. J’aborde inlassablement les mêmes questions depuis des perspectives renouvelées, mais je pourrais dire que depuis toutes ces années je m’efforce de rendre perceptible, visible ce qui est déjà-là. À la manière d’un poète plus que d’un éditorialiste… Une manière d’enquêter sur ce que peut la danse. Non pas pour en dresser un catalogue mais pour affirmer, pièce après pièce, que la danse contient le monde, qu’elle le traverse et que sa fonction n’est selon moi pas de le représenter. Quand en 2016 j’ai amorcé le projet au long cours Une danse ancienne, j’ai compris que mon travail se cristallisait toujours autour des notions de permanence, de rite et d’entropie. C’est encore vrai aujourd’hui.
Un monde réel part du postulat qu’on ne danse jamais seul·e. Quels ont été les moteurs de cette nouvelle création ? Peux-tu retracer sa genèse ?
Le point de départ est ma rencontre avec l’œuvre de l’artiste lettone-américaine Vija Celmins, dont j’ai visité la rétrospective au Met Breuer à New York en 2019. Ça a été à la fois un choc et un soulagement de découvrir que je partageais des gestes, une manière de faire, avec une artiste née en 1936 dont je ne connaissais pas le travail. Parmi ses œuvres, il y a To Fix the Image in Memory (1977-82), composée de pierres trouvées et de leurs doubles en bronze peint. Passé les premières minutes de comparaison formelle, je me suis trouvé happé par ces objets comme s’ils contenaient « les réponses muettes à des questions essentielles ». Une sensation proche de celle que l’on éprouve devant un coucher de soleil, un ciel étoilé ou quelqu’un·e qui danse sans autre but que danser. Alors je me suis demandé : jusqu’où va ce corps que l’on croit simplement présent ? Jusqu’où s’étendent ses biographies, ses gestes transmis, ses filiations effacées ? Dans le cas de Celmins, quelque chose se rejoue de l’histoire de la représentation. Mais en danse, il s’agit d’autre chose. Qu’est-ce qu’un « objet trouvé » en danse ? Qu’est-ce qui se tapit dans une forme ? L’autre moment décisif a été la visite de l’exposition Jardin d’hiver de Jochen Lempert, au Crédac en 2020. Dans son travail, l’acte de voir devient à la fois matière et méthode. Ça m’a donné envie de radicaliser cette posture dans ma propre démarche. Et puis il y a ce titre – Un monde réel – pensé comme un moteur inductif : à chaque instant, le·la spectateurice peut se demander « est-ce réel ? », « est-ce encore réel maintenant ? »
Les pensées et pratiques d’Hubert Godard, Emma Bigé et Steve Paxton sont venues nourrir cette recherche. Comment ont-elles été déterminantes ? Comment as-tu transposé ces références en studio ?
“Le geste et sa perception” de Hubert Godard est un texte vers lequel je retourne régulièrement. Il y développe notamment la notion de « contagion gravitaire », qui est pour moi la condition d’une danse partagée : une danse qui relie les corps de celleux qui font et celleux qui y assistent sans hiérarchiser les systèmes de perception, sans que la vision soit le point d’entrée prioritaire. De Paxton il y a l’héritage du contact. Contact dont on a particulièrement manqué lors des confinements et autres périodes de « distanciation physique ». J’avais envie de réinvestir le toucher dans ce qu’il a de très concret. Et puis, Steve Paxton est mort. Ça a renforcé le sentiment que son travail me traverse, et qu’il est présent dans mes pratiques comme un fantôme bienveillant. Les danseur·euses sont souvent visité·es par d’autres qu’elleux, et lui me visite régulièrement. Le livre Mouvementements d’Emma Bigé est quant à lui tombé à point nommé. Elle y inscrit très clairement ce que la danse soulève et relie, ce que Stéphane Bouquet formule ainsi à propos du poème : « S’entourer des autres et leur laisser la parole ». J’ajouterais aussi Erin Manning, Brian Massumi, Yves Citton… Après Citton, l’idée de me tenir à distance de toute « attention extractiviste » est devenue une ligne rouge. Car si on regarde bien nos manières de faire, on réalise qu’elles sont bien trop souvent extractivistes. Certain·es plus que d’autres évidemment, mais le fait de considérer un texte, une danse, une œuvre, une thématique (l’écologie, le queer, la politique etc), des personnes comme un minerai à extraire puis de passer à autre chose quand le gisement est asséché (ou n’est plus porteur sur le marché de l’art) fait de nous des agents pas très reluisants du néolibéralisme.
Comment as-tu engagé le travail avec ton partenaire Bryan Campbell ?
Très simplement, par la pratique. Je lui ai proposé de danser sans autre intention que danser. D’aller à la racine de ce qui l’anime comme danseur. Je lui ai partagé tout ce qui me travaillait, mes idées, mes questionnements, mes émotions, mes doutes, etc. Il y a tant d’angles morts dans une création que j’ai toujours préféré dire trop que retenir.
As-tu mis en place des pratiques de travail ? Si oui, peux-tu en partager certaines ?
La première pratique proposée était simple, mais exigeante : danser sans autre condition que danser. Danser sans composer, sans chercher à produire une forme. Ça implique de distinguer la danse et la chorégraphie. Une danse erratique, dans une durée donnée, où l’on observe moins ce qui se voit que ce qui nous traverse. “Quand je pense à quelque chose je pense toujours à autre chose” (Eloge de l’amour de Jean-Luc Godard). C’est cette autre chose, invisible, non présente, qui m’intéresse et qui à mon sens outille l’interprétation. Une autre pratique consiste à danser en ayant en tête l’énoncé « ce que je fais rencontre et reconnaît ce qui s’est fait ». Ou encore de porter attention sur celleux par qui nous sommes visités puis d’enquêter sur ces gestes résurgents. Mais par-dessus tout, passer du temps ensemble, parler, créer un espace de conversation. Une pratique de la discussion née dans L’usage du terrain à Vitry, qui va des gestes aux enjeux de production, en passant par nos récits personnels, etc.
Tu présentes la chorégraphie comme une « danse en activité ». Peux-tu partager certaines forces qui traversent les danses d’Un monde réel ?
Une force démocratique, quoi que cela veuille dire aujourd’hui. Des forces horizontales et gravitaires, mais aussi émotionnelles. Des spectateurices m’ont dit s’être senti·es libres, libres d’associer, libres de ne pas tout saisir. Je parle de danse en activité comme on parle d’un volcan en activité : il y a les éruptions visibles et les lenteurs invisibles. La pièce travaille ces deux régimes. Elle fait alterner des temps d’activité et de repos, avec la conviction que le repos aussi est porteur d’attention, de tension latente. Les autres forces sont peut-être celles d’une écriture poétique : le temps, la fragmentation, la persistance.
La musique et la lumière suivent le même principe que la danse. Comment les as-tu abordées ? Peux-tu revenir sur le processus de recherche sonore et lumière ?
Ces deux médiums sont incarnés par deux personnes avec qui je travaille depuis 2003 : Éric Yvelin pour le son et Ludovic Rivière pour la lumière. Leur présence dès les premières répétitions est essentielle. Nous avons tous commencé avec la même question : qu’est-ce qu’un objet trouvé ? Éric a enquêté sur les fréquences de résonance des lieux, puis cherché des musiques existantes composées à partir de ces fréquences. Cela a donné lieu à une composition enracinée dans le réel physique des lieux. Ludovic, de son côté, est parti des plans de feu des spectacles précédents dans nos lieux de résidence, comme autant d’empreintes lumineuses à activer. Il a pensé l’implantation lumière comme un orchestre joué en direct. À cela s’ajoute un corpus d’images projetées : photos, couleurs, textures, fragments… Une constellation visuelle qui participe à composer un monde réel.
Peux-tu donner un aperçu du processus chorégraphique ? Ou plus généralement de la création ?
Le temps de création a été relativement court, il a donc fallu inventer un processus qui permette de prendre des décisions très rapidement. Je préfère les processus simples, avec peu de paramètres et qui peuvent être actifs rapidement. Pour Un monde réel, nous avons très vite vu que danser sans condition demandait une grande concentration. Pour soutenir cette danse, j’ai transposé un protocole emprunté aux sports d’endurance que je pratique : le fractionné. Nous avons alterné des séquences de danse et de repos (1 minute d’activité / 20 secondes de repos), sur des durées croissantes. Cela pose beaucoup de questions : suis-je en repos sur un plateau ? Comment le repos devient-il attention ? Où commence et où finit l’activité ? Ce fractionnement est devenu un moteur de pensée autant qu’un outil pratique, ouvrant à une écriture qui oscille entre concentration extrême et abandon.