entretien autour de Facing the sculpture

par CORALIE STALBERG les Bains::Connective Bruxelles – septembre 2009

Coralie Stalberg  : Peux-tu décrire la genèse de  Facing the sculpture, ainsi que la trajectoire que le travail a pris par la suite ? En particulier, quel a été l’aboutissement de tes recherches lors de ta résidence aux Bains Connective ?

Rémy Héritier : Facing the sculpture vient à la suite de Chevreuil qui est la dernière pièce de groupe que j’ai créé en mars 2009. Dans Chevreuil il est question de présenter ou de montrer des documents (chorégraphiques, textuels, sonores, iconographiques) et que cela constitue le moment spectaculaire que l’on partage avec les spectateurs dans un théâtre, c’est à dire dans un rapport scène-salle presque traditionnel.
 Donc Facing the sculpture poursuit certains de ces questionnements, notamment en ce qui concerne le lieu de représentation ou plutôt je devrais dire les conditions de la présentation d’un objet chorégraphique. La question du volume, des trois dimensions dans lesquelles s’inscrit la danse est majeure dans cette dernière création, le titre vient le souligner  tout en l’étendant à la question de « l’œuvre » en général que je souhaite considérer comme un volume plutôt que dans la linéarité qu’induit une continuité ou une discontinuité.
 Donc pour créer la possibilité de volume, j’ai envisagé le travail comme étant (en pratique) la mise en regard de deux documents (séquences, matériaux, comme on voudra…). Un document provenant d’une des créations antérieures, l’autre document étant une nouvelle chose, inventée à Bruxelles, ayant la fonction d’être le témoin de cet ancien document. Donc deux choses performées en même temps sur des modes différents de fait. Cela produit donc un écart. Ce tiers est alors interrogeable depuis plusieurs points de vue ; celui de la comparaison, de l’association, de la distinction. Dans tous les cas l’espace ainsi créé est le lieu de la production de Facing the sculpture ; de la production singulière et autonome de chaque spectateur. 
L’aboutissement des recherches est une pièce d’environ une heure qui ne privilégie donc pas un seul point de vue. Il y a toujours deux documents activés en même temps dans des endroits distincts de l’espace. J’ai invité d’autres artistes à venir performer des œuvres autonomes, en regard de documents dont je suis l’auteur. Ces artistes sont jeune fille orrible (Frédéric Danos, Janin Benecke, Olivier Nourisson, Audrey Gaisan Doncel) ainsi qu’Eric Yvelin ; ils ont chacun présentés des pièces musicales, ou qui contiennent des enjeux sonores.




Coralie Stalberg : La pièce “se construit à partir de la vacance des projets précédents.’” Peux-tu expliciter les méthodologies et les stratégies que tu utilises pour faire émerger cet objet chorégraphique singulier? Et les enjeux en termes de questionnement de la temporalité et de l’espace?

Rémy Héritier : Un projet qui se construit dans la vacance des précédents, c’est avant tout un horizon de travail qui m’enthousiasme. Plus concrètement je voudrais pouvoir développer des stratégies (pour reprendre ce mot/expression que tu utilises) qui me permettent de créer à partir de ce que j’ai déjà créé. J’aime bien l’image de quelqu’un qui creuse un trou, à mesure qu’il enlève de la terre et qu’il la dépose à côté et entreprend dans le même geste une action de recouvrement. Creuser c’est recouvrir quelque chose d’autre. On peut par contre s’arrêter de creuser quand on le désire, on peut même creuser le tas que l’on vient d’amonceler.
 Donc la stratégie de base c’est isoler un document issu d’une pièce précédente. Il faut dès lors comprendre ce document aujourd’hui, pas vraiment commencer par se demander ce qu’il était, mais plutôt ce qu’il interroge aujourd’hui. Pour ce faire on peut le décrire et placer cette description dans des catégories (qui peuvent parfois faire froid dans le dos) : association, connotation, distinction, suggestion, conjonction, comparer, Vérité. Les catégories aident à comprendre, mais elles peuvent très vite emmurer le travail, nous rendre monomaniaque à trop vouloir faire entrer les choses dans ces cases-là. Cela permet de travailler malgré tout.
 De là sortent de nouveaux enjeux qui permettent de se mettre au travail sur un objet nouveau. Ce nouvel objet sera performé en même temps qu’une version de l’ancien. Je dis une version de l’ancien parce que je me suis rapidement rendu compte que je n’avais pas beaucoup d’intérêt à reconstruire un document passé mais que j’en avais par contre beaucoup plus à produire du nouveau.

Coralie Stalberg  : Quelles sont les références théoriques qui t’interpellent, t’inspirent dans ce travail ?

Rémy Héritier : Facing the sculpture est référencé par ce qu’il reste des précédents travaux, c’est à dire par ce qui est déjà métabolisé, ce que je pense être issu d’une réflexion personnelle mais qui bien souvent est fortement lié à des réflexions existantes. Ces références sont autant théoriques, artistiques ou même auto-référence à mon travail lui-même. Donc je pourrai citer « Ce qui reste d’Auschwitz » et « Signatura Rerum » de Giorgio Agamben, « Les méditations pascaliennes » de Pierre Bourdieu, il y a « Le rituel du serpent » d’Aby Warburg, et puis aussi certains chapitres de « l’insurrection qui vient » du Comité Invisible. Il y a aussi la peformance de Josef Beuys « I like America and America likes me », la performance au coyote dont on ne connait finalement pas grand chose, on a des images de la galerie, mais très peu d’information sur le reste de la performance c’est à dire le voyage en avion, le transfert depuis l’aéroport etc. C’est la même problématique que celle des Ballets Russe à laquelle je m’étais intéressé dans Chevreuil. Dans tous ces ouvrages et œuvres il est pour moi question des notions combinées de témoin, d’événement, d’environnement (dans le sens de la non distinction entre le sujet et son environnement).


Coralie Stalberg : Comment te positionnes-tu par rapport à l’hybridation des pratiques artistiques ?

Rémy Héritier : Je ne me positionne pas, je pense même que je n’en ai pas envie. Ce que je constate c’est que bien souvent ce positionnement induit de la normativité. Je veux parler d’un positionnement théorico-revendicatif qu’il soit oral ou écrit, porte drapeau. Pour autant je ne suis absolument pas réfractaire au fait de le mettre au travail dans les œuvres. J’ai longtemps pensé que mon travail venait de la danse et de la chorégraphie et que c’était à partir de là que je voulais/devais envisager mon travail de création ; être au travail dans une démarche qui pousse les « murs » depuis l’intérieur plutôt qu’en rapportant des objets extérieurs. Je crois que je pense encore ça d’ailleurs ; et puis les pratiques artistiques sont bien plus poreuses que ce que l’on en a conscience, j’en suis certain.


Coralie Stalberg : Peux-tu nous éclairer sur ton parcours personnel ? Pourquoi la danse ? Les rencontres ou démarches qui t’ont marquées? Que considères-tu comme les points charnières de ton parcours?

Rémy Héritier : J’ai dansé quand j’étais enfant entre 9 et 11 ans puis j’ai arrêté et j’ai beaucoup pratiqué l’équitation, à la place, pendant au moins dix ans. L’équitation est donc ma première formation en danse. Non pas dans son aspect formel mais dans les correspondances étroites que l’on peut faire dans leurs vocabulaires respectifs. Les mots que l’on dit à un cavalier pour faire quelque chose avec sa monture sont les mêmes que l’on utilise dans n’importe quel atelier de danse contemporaine. La conscience de l’espace que l’on doit avoir à cheval est la même que celle que l’on a sur un plateau. Les différentes qualités de regard, qu’ils soient périphériques ou « pointés », sont les mêmes. L’équitation est un système de contraintes, qui via les transferts de poids du cavalier vont permettre d’effectuer des choses simples comme marcher ou galoper aussi bien que des choses plus compliquées comme marcher en arrière ou demander au cheval de transférer son poids vers l’arrière pour tourner sur les seuls membres postérieurs.
 Sinon j’ai aussi une très courte formation universitaire en sciences sociales, c’est à dire que pendant deux ans on m’a demandé d’envisager divers sujets via un faisceau de disciplines comme la sociologie, la psychologie, l’histoire, le droit. Le même sujet était traité pendant trois mois dans toutes les disciplines. C’est à ce moment que j’ai recommencé à danser d’ailleurs, puis j’ai fait la formation EXERCE du Centre Chorégraphique de Montpellier en 1999 et j’ai commencé à travailler tout de suite, d’abord avec Mathilde Monnier puis avec un certain nombre d’autres chorégraphes.
 J’ai évidemment appris avec tous les chorégraphes avec lesquels j’ai travaillé (je n’ai jamais fait un projet sans bonnes raisons de le faire !). C’est en 2003 que j’ai commencé un travail personnel, après avoir cette année là consécutivement travaillé avec Laurent Pichaud et Jennifer Lacey ; leurs démarches ne sont donc pas du tout étrangères à ce déplacement. 
Les moments charnières dans mon travail, mis à part les premiers travaux qui sont toujours très importants, se situent à mon sens durant la période pendant laquelle j’ai été artiste associé aux Laboratoires d’Aubervilliers, période qui a abouti à la création de Chevreuil qui est une pièce extrêmement importante pour moi, comme si cette pièce m’avait permis par le travail de comprendre mon travail. C’est une chose que je dois d’ailleurs à la relation de travail (d’une qualité extrêmement rare) que j’ai pu avoir notamment avec Yvane Chapuis et Rebecca Lee aux Laboratoires d’Aubervilliers, à Anne-Lise Gobin et aux interprètes avec qui j’ai travaillé sur cette pièce comme sur les précédentes.

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