Entretien autour de L’usage du terrain

par MATTHIEU JACQUET – Slash-paris.com – 15 mai 2018

D’avril à juin, le chorégraphe Rémy Héritier et la chercheuse en danse Léa Bosshard de la compagnie GBOD ! investissent l’espace du stade Sadi-Carnot à Pantin autour d’un projet de recherche : L’usage du terrain, en partenariat avec les Laboratoires d’Aubervilliers qui exposent la documentation de son avancée jour après jour.

Convoquant à la fois danseur•se•s, artistes et théoricien•ne•s, ce travail se propose de développer une réflexion aussi bien théorique que pratique autour du rapport entre le corps et l’espace à travers cinq notions principales, présentées au public au cours de « publications ».

Rencontre avec le duo à l’origine de ce projet pluri-disciplinaire.

Matthieu Jacquet : Vos chemins se sont croisés en 2014 au sein de la compagnie GBOD! — fondée en 2003 à Lille —, marquant le début d’un travail de collaboration à la fois réflexif et artistique. Comment vos parcours vous ont-il mené à ce projet, et quels en étaient les enjeux initiaux ?

Rémy Héritier : Le départ de ce projet était très pragmatique. Léa est chargée de production de notre compagnie depuis 2014, et n’avait pas vu sur scène la majeure partie de mes pièces. Elle s’est donc plongée dans l’archive de mon travail pour mieux le connaître, et y a vu un matériau à explorer plus largement. À partir de cette lecture de mes cahiers, elle a mené des entretiens avec moi, desquels elle a dégagé un certain nombre de notions récurrentes qu’il m’a fallu ensuite définir. D’autre part, il s’agissait d’un projet important pour notre compagnie : nous n’avons jamais été associés à un lieu dans la durée, c’est pourquoi il y a deux ans nous avons commencé à chercher un endroit que l’on pourrait investir sur plusieurs mois, et où nous pourrions inviter d’autres personnes à venir y travailler. Nous nous sommes très vite rendus compte qu’avec notre économie, nous ne pourrions disposer d’un lieu que pour très peu de temps. À Pantin, Léa a découvert ce stade et nous l’avons choisi pour développer ce projet.

Léa Bosshard : Au fil de l’examen des différentes notions et processus à l’œuvre dans le travail de Rémy, deux choses apparaissaient comme centrales : l’écriture de la mémoire et l’écriture de la spatialité. Nous avons donc extrait plus spécifiquement les notions qui traitent de la spatialité, à la croisée d’enjeux mémoriels, ce qui explique notre sélection de cinq notions : la trace, l’espace relatif, le témoin, le landmark et le seuil. Pour nous, cela faisait aussi sens de trouver un lieu hors du théâtre, ouvert. Ce projet vient de nous deux, puis une fois abouti il a donné lieu à une recherche de partenariats pour réussir à le monter. Nous avons donc réalisé tout un travail de prospection et ce sont les Laboratoires d’Aubervilliers et le CND de Pantin qui nous ont accompagnés dans notre démarche : nous avons postulé pour une bourse de recherche au CND et ceux-ci ont sélectionné notre projet, tandis que les Laboratoires se sont engagés de plus en plus à nos côtés, et aujourd’hui nous accueillent en leurs lieux pour développer et exposer le projet. La singularité de notre projet vient principalement du fait qu’il s’agit d’un projet de recherche pratique.

Dans ce projet, la question du terrain est centrale. Quelle définition donneriez-vous du terrain, à la lumière de ce travail de recherche ?

R.H. : En vérité, je n’utilise pas beaucoup le mot terrain dans mon travail. Dans ce projet en particulier, je l’envisage à la fois comme le lieu et son contexte.

L.B. : Ce titre « L’usage du terrain » nous permet à la fois de définir ce lieu du stade comme un espace d’expérimentation, qui rassemblerait à la fois la définition de terrain au sens ethnographique, anthropologique, et par un jeu de mots au sens de « terrain de sport », en lien avec sa matérialité. Le terme terrain possède donc cette ambivalence entre un sens physique et un sens plus figuré lié aux sciences humaines, comme l’a montré la chercheuse Julie Perrin lors de notre première publication.

Pendant ces trois mois, le stade Sadi-Carnot de Pantin devient le lieu de vos expérimentations. Pour autant, vous l’avez dit Rémy, « ce lieu n’est pas un décor ». Comment ce stade et ses caractéristiques interviennent-ils dans votre projet ?

R.H. : Je dirais qu’il y a un avant et un après le commencement du projet. Avant d’y travailler, nous sommes passés dans ce stade de très nombreuses fois, pour le visiter et le faire visiter aux artistes, nous en avons donc eu une première appréhension. Mais à partir du moment où le projet a débuté le 2 avril, ce lieu a changé, il est devenu très concret. Mon expérience de ce changement est surtout liée à l’expérience des hauteurs, des points de vue, des relations de proximité ou de distance et encore plus des possibilités de circulation : voir et être vu, être vu voyant. C’est véritablement depuis ce terrain comme espace de projection que nous avons inventé ce projet.

L.B. : Chaque artiste s’approprie le stade très différemment, mais tout est déjà contenu dans ce lieu. Nous le redécouvrons donc à chaque fois à travers des focales différentes : par exemple en ce moment, l’artiste Samira Ahmadi Ghotbi travaille plus particulièrement sur les traces qui se trouvent au sol, tandis que Julien Berberat est plutôt dans une approche cartographique de ce territoire.

Dans cet espace ouvert sans scène ni élévation, le public et les danseur•se•s se retrouvent au cœur du terrain. Est-il important pour vous d’abolir la frontière, physique et mentale, entre danseur et spectateur ?

R.H. : Pour moi, ce n’est pas le plus important dans ce projet. L’enjeu majeur du projet était de présenter une recherche à un public qui n’est pas forcément initié. Ce que je montre à l’état de recherche, de potentiel et donc inachevé peut être relativement difficile à saisir, c’est pourquoi il nous importe de créer ce moment d’échange.

L.B. : Porter un projet de lieu en étant une compagnie fait que nous nous posons pour la première fois des questions de publics. Nous réfléchissons à la meilleure manière de donner à voir un travail. C’était là l’une des questions qui initiait le projet : si l’on nous donnait les clés d’un endroit, que pourrait-on créer comme dispositif de rencontre entre les différents champs artistiques, mais aussi les différents publics? Le fait que ce stade soit un lieu public implique également une réflexion sur le territoire, son histoire, les gens qui y habitent… Chacun•e des intervenant•e•s tente de trouver des manières de mettre en scène sa recherche, et cela passe par un partage des spatialités, des parcours et des points de vue.

Au fil des semaines, vous faites se rencontrer danseur•se•s, artistes, écrivains, chercheur•se•s, compositeur… Comment cette pluri-disciplinarité enrichit-elle votre travail ?

L.B. : Les notions que nous avons dégagées sont elles-mêmes pluri-disciplinaires. Si Rémy les définit depuis son usage de la danse, elles portent avec elles une histoire extra-chorégraphique. Sur la notion de trace par exemple, la définition qu’en donne Rémy dans son travail est aussi liée à des lectures d’auteurs comme Carlo Ginzburg ou Fernand Deligny.

R.H. : Le point de départ du projet est une recherche en danse. Certes, nous aurions pu nous adresser exclusivement à des gens du champ chorégraphique, mais cela nous intéressait davantage d’envisager ces notions depuis différents champs pour en avoir un éclairage singulier qui se départisse de la question chorégraphique. Dans un second temps, une fois que ce travail sera terminé et que nous aurons rassemblé tous ces documents, nous pourrons réfléchir à en faire une interprétation propre à la danse.

Votre projet aborde donc cinq notions principales, développées respectivement dans chaque publication : la trace, l’espace relatif, le témoin, le landmark et le seuil. Y a-t-il une progression logique et des imbrications entre chaque notion ?

R.H. : De mon point de vue, ces notions sont toutes liées, et cela m’est apparu évident en commençant à travailler au stade le mois dernier. Parmi celles et ceux que nous avons invité•e•s sur ce projet, nous avons fait le choix de solliciter des personnes que nous ne connaissions pas très bien : il s’agissait vraiment de décloisonner nos habitudes et nos réseaux, et j’ai l’impression que ces notions ont résonné assez naturellement avec leurs travaux et recherches respectives. À un moment donné, nous avions pensé définir ces notions à partir de strates, dans une chronologie particulière, mais nous nous en sommes détournés. De plus, nous devons aussi adapter l’ordre de ces publications à des contraintes logistiques.

L.B. : Il nous faut aussi tenir compte de la généalogie et les sources de ces notions et de ces processus. Ces notions sont perpétuellement modifiées pour amener le travail quelque part, ainsi il est évident que cette recherche va amener à redéfinir ces notions et qu’une trame est en train d’être dessinée. Par exemple, certaines notions sont présentes depuis le début dans le travail de Rémy, mais évoluent continuellement dans sa pratique.

D’ailleurs, on retrouve également la question de la trace dans l’archivage de votre projet, avec notamment l’exposition aux Laboratoires d’Aubervilliers et le film réalisé par Mehdi Ackermann. De quelle manière ce travail parallèle vient-il compléter votre démarche in situ ?

R.H. : Ce travail relève davantage de la prise de notes. Ces documents consignés jour après jour, qui sont exposés au fur et à mesure aux Laboratoires, vont nous permettre de repenser à certains éléments, auteurs, etc. Cette documentation fonctionne comme une arborescence qui nous amène à établir des connexions entre des idées, des concepts que l’on pourra creuser plus tard.

L.B. : Il faut aussi préciser la pluralité sémantique de la notion de trace : aux Laboratoires dans ce travail d’archivage, il s’agit de la trace dans son sens documentaire. La définition de la trace que donne Rémy est quant à elle liée à une mémoire des trajectoires, alors que Samira Ahmadi Ghotbi et Annalisa Bertoni l’abordent davantage dans le sens de l’empreinte, dans sa matérialité et comme potentialité de récit.

En lien avec vos parcours respectifs, la dimension théorique joue un rôle majeur dans votre projet, puisque chacune des six publications est accompagnée de la restitution du travail d’un•e chercheur•se, philosophe, historien sur ces mêmes notions. Que provoque cette mise en relation quasi immédiate entre pratique et théorie ?

L.B. : Nous avons pensé cette invitation à ces intervenant•e•s comme occasionnant la rencontre entre deux points de vue, l’un plutôt pratique et artistique et l’autre plutôt théorique, qui viennent parler de la même notion depuis ce même lieu avec leurs propres manières de faire — pas toujours si éloignées et distinctes —, et que le lien entre ces deux approches se fasse à travers le spectateur. Effectivement, nos pratiques à Rémy et moi sont très empreintes de théorie, ce qui explique sûrement ce goût pour la confrontation entre théorie et pratique.

R.H. : Les invitations à ces théoricien•ne•s sont faites depuis leur champ de recherche spécifique : il s’agit pour eux de se loger dans cette zone de battement, entre leur domaine et notre projet. Ces restitutions ne sont ni des commentaires, ni des conférences. Dans un second temps elles donneront lieu à une trace écrite. Je suis issu d’une génération qui était très attachée à la réflexivité de la danse et de la pratique, cela me paraît donc assez logique et naturel de travailler de cette manière-là.

En travaillant toute la semaine dans ce stade ouvert au public, et en présentant ces six événements gratuits, vous démontrez une véritable volonté d’accessibilité de ce projet, à la fois en l’état de work in progress et dans ses résultats. Placer la recherche et la création au cœur de l’espace public est-il pour vous un enjeu majeur ?

R.H. : Je pense que c’est un enjeu très intéressant, mais qui n’est pas sans poser de questions, car malgré l’ouverture et la gratuité du lieu, cela ne suffit pas à créer une ouverture totale. Finalement, nous reproduisons parfois malgré nous les codes du théâtre, car ce lieu est ouvert, mais assez en retrait pour pouvoir travailler tranquillement sur des choses précises qui requièrent une certaine concentration. L’enjeu est maintenant de s’intéresser aux publics déjà présents autour de ce lieu, les élèves de l’école et du conservatoire, qui nous regardent depuis les fenêtres et la cour de récréation. Comment fait-on pour que ces enfants puissent partager quelque chose avec nous? J’ai donné par exemple des workshops avec le conservatoire, mais nous devons continuer à y réfléchir.

L.B. : De plus, nous observons que les manières d’occuper l’espace du stade sont très différentes selon les visiteurs, et sont sociologiquement prescrites. Mais c’est tout de même très important que notre projet ait cette visibilité, non à l’état de produit fini mais véritablement à l’état de recherche. L’enjeu de ce projet est justement de réfléchir à la manière de partager tous ces moments de recherche, qui font partie du travail artistique, sans se focaliser exclusivement sur leur finalité.

R.H. : C’est aussi l’un des enjeux cruciaux de l’art de manière plus générale en ce moment. Le système économique tend les choses à un tel point qu’aujourd’hui, en tant qu’artistes dans notre domaine, il est de plus en plus difficile d’envisager des mois de répétitions suivis par des séries de représentations, par manque de moyens. De plus, la représentation publique ne fait pas état de l’essentiel du travail d’un artiste, c’est pourquoi notre compagnie se concentre davantage sur ces moments de recherche, de croisements entre danseurs, artistes et publics, au cours desquels se développent véritablement nos projets.

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