Entretien autour de Here, then
Entretien par SMARANDA OLCÈSE TRIFAN – Inferno #7 – été/automne 2016
Inferno : À quel moment avez-vous commencé à éprouver le désir de chorégraphier ?
Rémy Héritier : J’ai commencé à danser avec le désir d’écrire des pièces. Après ma formation au CCN de Montpellier, qui ne s’appelait pas encore EXERCE, en 1999, j’ai réalisé que j’avais besoin d’être interprète, pour pratiquer la danse, que j’ai commencé tardivement. J’ai dansé dans la compagnie de Mathilde Monnier jusqu’en 2006, et aussi avec Loïc Touzé, Jennifer Lacey, Laurent Pichaud, etc. Parallèlement, à partir de 2003 j’ai commencé à faire mes propres projets.
Vos pièces entretiennent un rapport très intéressant, un dialogue avec l’histoire de l’art et de la performance et avec la notion de paysage.
La question de l’intergestualité, concept formalisé par Isabelle Launay, était déjà présente dans ma première pièce, pensée intuitivement sur le modèle du sample en musique. Au départ, il y avait un constat assez simple, nourri d’une réflexion de Godard : tout existe, pourquoi l’inventer ? Il fallait écrire avec ce qui existe déjà, travailler l’articulation de choses, par du montage.
La question du paysage est très ancrée dans mon enfance – j’ai grandi à la campagne, dehors et à cheval. Dans l’équitation, le rapport au paysage passe essentiellement par ce qu’on appelle l’écoute sur un plateau de danse et par l’alternance entre une vision périphérique et une vision fovéale. Le cheval est attentif à des choses qui nous sont complètement étrangères, il aime se faire peur aussi. Dès lors il y a une nécessaire articulation entre le corps du cheval et le corps du cavalier, chahuté, qui prend le rythme de l’animal. L’image que l’on a du paysage adopte un point de vue inhabituel, à quelques 2m50 du sol.
L’intérêt pour l’image accompagne et nourrit votre travail chorégraphique.
J’ai toujours été intéressé par l’image photographique. C’était mon premier accès à l’art. Chevreuil (2009) fait déjà une place à l’image, ponctue un premier rapport à une image sans qualités, générique, sans choix préalable. Il s’agissait, comme le dirait encore Godard, de trouver le tiers entre ce qu’on fait, ce qu’on voit et ce qu’on pense. Cet enjeu est toujours d’actualité.
Au moment de cette création s’est imposée l’intuition qu’il n’était plus suffisant de présenter seulement les résultats d’une recherche, je voulais montrer aussi, sur un même plan, les processus et les matières m’ayant conduit à trouver ces résultats.
La question de l’archéologie a ainsi fait jour dans mon travail, en tant que science des ruines et art de creuser. Ma pratique est liée à la problématique de la mémoire, qui va de paire avec celle de l’oubli. Dans une perspective archéologique, en tant que danseur et chorégraphe, quand on fait des fouilles, on exhume des sensations, des images mentales, des gestes. Au contraire quand on creuse la terre à la recherche d’une strate profonde, on peut tomber sur des éléments d’une époque plus récente, que l’on décide de détruire si notre projet est de fouiller une strate plus profonde. Un paysage de la fouille est le trou et le tas de terre. En tant que chorégraphe à un moment donné, c’est précisément ce tas que l’on creuse, les restes des restes. On se souvient d’un souvenir. La mémoire est une création. C’est à cet endroit que je situe une fonction politique et historique de la danse.
Pour montrer à la fois les sources, les processus et les résultats, mes recherches m’ont conduit à Aby Warburg et à cette idée de cartographie à l’intérieur d’une création. J’étais très attaché à une certaine horizontalité. Sur le plateau sont restés des fractions, des blocs, dont le spectateur est le témoin à même de relier les traces. Toujours dans une optique de produire des circulations, Chevreuil était imaginé à la fois pour le théâtre et pour des espaces d’art contemporain.
A quel moment la camera obscura a-t-elle fait son apparition dans vos créations ?
Dans le cadre de la Villa Medicis Hors les murs, j’ai mené une recherche dans l’Ouest américain, autour de la question des survivances, qui m’a permis d’élaborer un double parcours : celui entrepris par Aby Warburg en 1895-96 chez les Hopi et celui de la visite des œuvres majeures de Land Art de l’ouest américain. Au même moment, Marcelline Delbecq m’a familiarisé avec le travail de la photographe Zoe Leonard, notamment ses Sun Photographs – des images très blanches qui éblouissent, des photographies impossibles. Cet artiste a développé une autre série où elle transforme la salle d’exposition en camera obscura : l’espace – sol, murs, plafond – devient une image. Je me suis dit que le chainon manquant entre les arts performatifs et les arts visuels était l’image de la camera obscura – une image performative, non fixée, qui existe quand on la regarde et que l’on peut réinventer par le souvenir. J’ai donc choisi la camera obscura comme interface entre moi et les œuvres – Spiral Jetty, Double Negative, Sun Tunnels, Marfa –, je l’ai prise avec moi dans le désert. L’année suivante, à la FIAC j’ai créé avec Marcelline Delbecq, Another Version (2013).
Pour Here, then (2015) nous avons transformé le théâtre en camera obscura pour proposer aux spectateurs deux façons de voir la danse : l’une en chair et en os, l’autre, en tant qu’image. C’est la qualité de cette image qui m’intéresse : projetée, inversée, évanescente, très fragile aussi, procurant une sensation de lenteur, à la fois très présente et en fuite permanente, et de ce fait génératrice de mémoire, de souvenirs. Le numérique a pris une telle place que nous ne sommes déjà plus habitués à l’image analogique, qui dès lors véhicule une certaine nostalgie nous renvoyant à notre propre passé en images ainsi qu’à l’imagerie du monde photographié.
Comment s’articule la fabrication d’une image par les mécanismes de la photographie ou du proto-cinéma – je pense notamment aux chronophotographies de Muybridge ou encore aux céléstographies de Strindberg, directement invoquées par la voix de Marcelline Delbecq au début de la pièce – et la fabrication d’une image par le pouvoir d’actualisation des survivances dans le corps, à travers la danse ?
La danse est construite comme un organisme autonome qui, une fois lancé, nous laisse très peu de prises en tant que performers. Il y a une érosion du geste et une sédimentation à l’œuvre. Chacun des performers agit dans le souvenir du geste de l’autre. Je souhaitais fabriquer une danse poreuse aux pensées et aux projections des spectateurs, une danse incomplète, qui implique le regardeur. Tout s’est construit dans la pièce à partir de la danse du milieu – une pratique où toutes les parties du corps sont au milieu de leurs trajectoires, ni au début, ni à la fin. Cela convoque une qualité de présence, le neutre, pour citer Barthes, et opère en tant que tremplin pour faire advenir une danse ancienne, avec des qualités géologiques, au delà de l’échelle humaine. L’objectif principal de Here, Then est de composer des danses du milieu qui puissent faire advenir une danse ancienne engageant chaque spectateur dans un rapport physique, difficilement nommable. C’est une danse de l’érosion et de la sedimentation. Un temps de décantation est nécessaire au spectateur, un temps d’échange aussi.
Essayer de ne pas imposer de hiérarchie entre l’espace et soi. Toucher c’est être touché : être touché par la lumière et la toucher à notre tour pour produire une image qui se dépose sur l’écran ou la rétine. Ce sont des qualités d’imaginaire toujours présentes dans mon travail. Here, then implique une gradation : passer du contact de mémoire, au contact réel, qui pourrait évoquer une prise de vue photographique – une chronophotographie qui hachure, qui introduit des trous dans la situation chorégraphique.
L’installation sur le plateau a une forte dimension plastique. Parlez nous des qualités des différents espaces.
Nous sommes naturellement tous tentés d’appeler la chambre cet espace occulté du regard, mais en fait c’est le contraire ce sont les spectateurs qui se trouvent dans la camera obscura. L’espace que nous ne voyons pas, de l’autre côté, sur-éclairé, est l’équivalent du paysage. C’est déjà une première bascule. Très vite dans le processus de création j’ai pensé l’installation, non pas en termes de décor et de scénographie, mais en termes de zones d’influence et de seuils. Il s’agissait de fabriquer un espace dont le spectateur serait le centre et le révélateur. Et en miroir, de ménager des espaces qu’il ne peut pas voir, que seuls les performers pratiquent, selon le principe des boites dans la boite. Une question me passionne : à quel moment sommes-nous au seuil de quelque chose ? D’un geste, d’une danse, de la visibilité ? L’espace est fabriqué selon des lignes de force, des cercles, des stations qui font qu’on est toujours au centre d’un environnement perceptif – non pas a équidistance métrique de tous les points, mais à équidistance fantasmé de tous les endroits, en pensée, en projection. C’est l’idée de toucher tout l’espace.
Comment négociez-vous le passage du régime d’apparition physique, direct, en chair et en os au régime d’apparition de l’image, dans le paysage ? Comment avez-vous ménagé les circulations ?
Le dispositif nous contraint à accélérer nos marches et à ralentir nos gestes. L’intervalle entre le moment où nous disparaissons derrière le rideau et le moment où nous apparaissons dans l’image, très court, de quelques secondes, parait une éternité. Il nous faut donc accélérer pour garder une continuité pour le regardeur, et, une fois au centre du paysage, tout ralentir. Nous sommes le sujet de l’image, mais l’objet de la camera. Ensuite, du point de vue formel, nous avons puisé dans les images du début de la photographie : les images de lévitation, les ectoplasmes, les halos lumineux, les rapports de toucher. Il s’agit de fabriquer de l’image en puissance.