DANSES DE SEUIL
Mails dialogués – LA TIERCE et RÉMY HÉRITIER – paru dans DEDANS / DEHORS — JOURNAL DE L’ADC N° 79
Au printemps 2018, le chorégraphe Rémy Héritier et la chercheuse Léa Bosshard investissent un stade sportif désaffecté en région parisienne pour trois mois d’archéologie dansée, d’errances ouvertes, sans injonction ni feuille de route trop précises, hormis peut-être celles-ci : être là, faire lieu. C’était L’usage du terrain.
La Tierce, collectif de danse composé de Sonia Garcia, Séverine Lefèvre et Charles Pietri, occupe le stade durant trois pleines semaines. Nous avons proposé, dans le cadre de ce dossier dedans/dehors, un échange par mails entre le trio et Rémy Héritier, comme un retour sur expérience. Extraits1.
LA TIERCE
Qu’est-ce qui te vient en tête en premier lieu, aujourd’hui, quand tu repenses à L’usage du terrain…
RÉMY HÉRITIER
(…) Je me souviens de moments relativement simples liés à ma présence aux choses, aux émotions, l’art venant dans un second temps: les enfants de l’école primaire accrochés comme des diables aux grilles du préau, et vociférant des insultes quand nous travaillions Relier les traces; des enfants, encore, trimbalant des morceaux de bois plus gros qu’eux pendant la conférence de Julie Perrin ; l’annonce du RER au loin, en fonction du sens du vent; la sensation d’être au cœur de l’action anamorphique en déroulant des mètres de câble pour l’installation quotidienne de Sébastien Roux; les trombes d’eau lors de la projection du film de Marcelline Delbecq et Adrien Genoudet ; un soleil cuisant avec vous dans le sable, Séverine et Sonia, dans les dernières parcelles de verdure au loin ;… Et puis cette phrase glanée par Marcelline Delbecq et reprise dans son texte, phrase qui me bouleverse chaque fois que j’y repense, «Vous n’aviez donc pas rêvé en entendant un adolescent dire, alors qu’il traversait le terrain : en fait, il n’y a aucun truc à faire et son comparse répondre à part mourir sous le soleil ardent et marcher. »
Voilà, mes souvenirs sont très composites et je pourrais tout autant les classer en fonction des personnes avec qui je me trouvais, en fonction de la place que j’occupais. Aujourd’hui je prends le parti de répondre sans défendre de contenu, c’est-à-dire en me trouvant à la place à laquelle je voudrais toujours être qui est celle de faire des choses et que cette poésie prenne le relais.
Être spectateur.
LA TIERCE
(…) L’usage du terrain n’était pas une expérience si différente de nos processus de recherche habituels. La nouveauté se situait dans l’invitation à travailler autour d’une notion que nous n’avions pas choisie: le seuil. C’était là le véritable endroit de négociation, fertile, dans notre cas. Assez vite, nous avons choisi d’articuler le seuil avec nos questions du moment. La question de l’espace était aussi prégnante : habituellement, au début de chaque projet, on commence par créer une scénographie qui fait lieu. Là c’était différent, le stade et son immensité nous préexistaient, le lieu n’était pas à écrire. Nous avons dû résister à la tentation de poser des objets qui auraient pu le structurer, le faire nôtre. Nous avons pris quelques jours pour l’appréhender : on a passé beaucoup de temps à le regarder, à nous en imprégner. Sonia avait choisi de ne pas nous parler de son expérience avec toi, elle s’est donc tenue en réserve durant les premiers jours pour préserver une rencontre tierce avec ce lieu et pour renouveler sa propre expérience. Sans trop savoir si cela est dû au stade ou au fait que l’on résistait à le travailler, on doit quand même te dire que c’était la première fois pour nous que des danses isolées de leur contexte se cherchaient: des danses pour elles-mêmes, des danses qui ne s’inscrivent pas dans la dramaturgie d’une pièce. Plusieurs jours durant, à tes côtés, on a fouillé des danses de seuil. Cette recherche ne nous a pas quitté·e·s depuis.
On se souvient de ta présence régulière, de ton accompagnement dans ces questions. On aimerait savoir ce qu’a produit finalement chez toi le fait de nous voir travailler sur l’une de tes notions : le seuil.
RÉMY HÉRITIER
(…) Je vous voyais faire votre travail sans lien avec le mien et mon usage du seuil. En ce sens, c’était très libérateur. Ces notions ont permis de formuler des invitations, des prétextes à investir un terrain mais je dois avouer que les propositions des un·e·s et des autres n’ont pas bousculé mes définitions. Je n’y vois rien de négatif bien au contraire car je réalise que ce projet, tel que nous l’avons mené avec Léa, nous a servi à exprimer une générosité, à rendre actif une conception de l’art lié à la contribution plutôt qu’à la capitalisation des effets. Je suis bien content de ne pas être l’auteur, ni perçu comme l’auteur, de toutes les propositions qui ont été faites. J’en fais même un endroit de réussite et de fierté personnelle !
LA TIERCE
(…) C’est drôle, en te lisant il nous apparaît qu’on entretient un rapport très différent aux manières de nommer les choses dans la recherche : nous employons les mots presque comme des enveloppes creuses — dans le sens de réceptacles —, des supports à la rencontre de nos trois imaginaires : on convoque un même terrain mais chacun·e en garde sa perception sensible propre. Un peu comme si chacun·e de nous esquissait quelques traits sur une feuille de papier calque et qu’en superposant ces trois feuilles apparaissait un nouveau tracé, complexe, sédimentaire, duquel se dégagent pourtant des lignes de forces, des zones de creux et des directions qui ouvrent le champ. C’est précisément cela qui peut générer ces fameux malentendus dont tu parlais, mais qui nous sauvent la plupart du temps de tout discours univoque.
RÉMY HÉRITIER
(…) pour moi comme pour vous certainement, le malentendu est une part essentielle de la fabrication d’un objet chorégraphique. Essentielle car elle permet l’interprétation et l’ouverture vers un non-connu de soi. Je pense d’ailleurs que le malentendu a totalement partie liée avec l’acte de chorégraphier et avec la force de la transmission. Transmettre un processus, verbaliser une idée ouvre la porte aux malentendus et il me semble que c’est le cœur de notre travail d’y être attentives et attentifs pour qu’une pièce soit autre chose qu’un «projet» mais bel et bien un «objet» autonome, libéré de nos petites idées a priori.
LA TIERCE
(…) Peux-tu nous donner des nouvelles du stade ?
RÉMY HÉRITIER
Dans les mois qui ont suivi L’usage du terrain, Léa et moi avons régulièrement rendu visite au stade, puis les années ont passé. Je ne me souviens plus de la dernière fois où j’y suis allé. Quoi qu’il en soit, il a vécu un pic d’intérêt dans les mois qui ont suivi. Voyant l’agitation que le terrain avait suscité, la mairie y a fait quelques aménagements (un chemin bitumé notam-
ment). Ces aménagements même minimes révèlent la part sombre ou partiellement consciente de ce type de projet artistique. Malgré nous, nous avons contribué à une forme de gentrification de ce petit territoire selon des principes bien connus : des artistes investissent des lieux réputés sans qualité, leur présence valorisent en retour ce petit territoire pour des promoteurs etc. Et puis cette expérience au stade Sadi Carnot aura ouvert d’autres perspectives. Au printemps 2022 L’usage du terrain trouvera un nouveau développement à Vitry sur Seine. Avec une équipe de sept autres artistes, l’idée sera de travailler dans les angles morts que le processus de Pantin a générés, notamment dans son rapport d’adresse aux usagers du lieu, en préférant cette fois-ci une forme continue / permanente de présentation publique plutôt qu’événementielle comme cela avait été le cas en 2018.