A propos de Here,then – composition chorégraphique
LÉA BOSSHARD – septembre 2019
J’ai écris ce texte après les représentations de Here, then, pièce cosignée par Marcelline Delbecq et Rémy Héritier, fin 2015 et début 2016, après plus d’un an de résidences auxquelles j’ai assisté régulièrement, en parallèle d’un travail d’analyse des archives de la compagnie GBOD!. Il me semblait alors intéressant de consigner mes observations au travers de notions compositionnelles utilisées par Rémy Héritier, telles que s’entredanser ou l’état du milieu. Ce vocabulaire que nous partageons rend aujourd’hui difficile la distinction entre mon regard et la parole de Rémy sur son propre travail[1]. Pourtant, alors que je m’apprête à quitter la compagnie, il me semble nécessaire de partager ce texte sur Here, then, pièce très peu vue et qui est pourtant à mes yeux d’une extrême finesse perceptive.
La pièce s’ouvre sur un texte lu et écrit par Marcelline Delbecq avec qui Rémy cosigne le dispositif scénique de camera obscura. Le texte, imprimé sous la forme de livret, est donné à chaque spectateur·trice, pour convoquer et donner à percevoir encore autrement ce qu’il s’est passé alors. La scène s’éclaire et révèle la spécificité de ce plateau, transformé en un écrin noir illuminé pour l’apparition des danses. La lumière est conçue par Ludovic Rivière. Les soli s’enchâssent et deviennent un quatuor dansé par Nuno Bizarro, Madeleine Fournier, Sandra Iché et Rémy Héritier, puis deviennent un trio, sur la musique de Sébastien Roux. Je me suis concentrée dans ce texte sur les processus de composition de la danse, entremêlés à ce que j’en perçois au fur et à mesure de la création. Ce texte est volontairement fragmentaire, il est une invitation à regarder la vidéo de la pièce réalisée par Guillaume Robert[2].
Fragment
Un passage lumineux apparaît. Elle marche, s’arrête, évalue du regard la hauteur de l’édifice des rideaux. Un bras engage la danse.
Qui des bras ou du bassin origine le geste suivant ? Qui du regard ou de l’articulation atlanto-occiputale annonce le mouvement ?
Segments de gestes découpés, impulsés puis retenus ou inversés.
Elle devient l’échelle humaine dans la sculpture scénique, échelle du regard face au quatrième mur.
Puis, son image inversée se fond dans l’obscurité de l’écran sitôt s’est-elle éloignée du point chaud de la lentille. Balancement de la figure ciselée dans le noir.
Une diagonale profile l’espace. Qui du bras ou de la jambe dessine une trajectoire ?
Danse indienne suspendue. Finesse de l’oiseau. Roulade. Jambe pointée. Bras-oreiller. Allongement.
Qui, du regard, de l’atteinte d’un bras, du poids, esquisse le relevé d’un corps ? Qui, du mouvement interne ou de la figure, annonce la fin d’un geste et la venue d’un autre ? Un mouvement qui est de continuation davantage que de soudaine rupture.
Jeté, pas chassé.
Enceinte-volume, enceinte-piédestal.
Espace nu, coudé, sculpté verticalement, en creux par les danses, en ronde bosse par le souvenir.
Un espace spécifique
Dans Here, then les rideaux de velours noir, tantôt tendus, tantôt ondulés, construisent un espace double : un espace clôt, obstrué, occupe un tiers du plateau à cour et tend une diagonale vers le fond de la scène (que nous appellerons l’espace B); un autre (le reste du plateau), à vu, dessine une bande à cour puis un trapèze à jardin allant jusqu’au fond de scène (que nous appellerons l’espace A); et faisant le lien entre les deux, un écran placé en avant-scène à cour, réfléchit l’image de ce qu’il se passe dans l’espace B lorsque celui-ci est illuminé (selon le principe de la camera obscura). D’ailleurs ce n’est pas l’espace B qui est la camera obscura, mais bien le théâtre qui est la chambre noire, l’espace d’apparition de l’image, rendue possible par le trou (et ici la lentille) entre la boîte claire (B), obstruée mais illuminée de plein feu derrière les rideaux, et le théâtre gardé dans la pénombre.
L’espace est spécifique ou, comme le dirait Rémy aujourd’hui, préparé (en référence au piano préparé de John Cage). Les rideaux sculptent l’espace. Angle convexe, comme ce coin à côté de l’écran à cour, qui peut être frappé par l’amplitude des gestes. Parfois en coude, comme l’angle concave formé par l’espace B au centre du plateau.
Falaises qu’on regarde d’en bas. Falaises souples, qu’on tire, comme le fait à un moment Nuno Bizarro et dont le rideau garde l’empreinte pour la suite du spectacle. Des murs qu’on longe.
Une scénographie minimale qui peut faire penser aux paysages urbains de Balthus (La Rue, 1933 ou Passage du Commerce Saint-André, 1954), tel que le suggère Guillaume Robert. Elle m’apparaît aussi comme une sorte de négatif de l’espace de Percée Persée (2014), qui serait une scénographie horizontale, quand celle de Here, then mettrait l’accent sur la verticalité.
Les rideaux créent des seuils, soulignés par la lumière et révélés au fur et à mesure des parcours des danseurs. Un seuil en fond de scène à jardin, entrée des danseurs dans le quatuor, dont la lumière, tel un phare de voiture dans la nuit nous laisse deviner la danse qui commence. Un autre à l’entrée de l’espace B qui vient souligner la tangibilité de notre vision sur l’espace du plateau (A), et le flou de l’autre (B), visible qu’à travers le truchement de la lentille et dont la zone de netteté est réduite. Ces seuils sont d’autant plus présents qu’ils marquent les entrées et sorties des danseur·euse·s, les passages, qui en contrepoint se dissolvent dans l’image plus ou moins fantomatique produite par la camera obscura. Un espace concret, dans son minimalisme, ni naturaliste, ni purement sculptural, en contrepoint d’un espace qui n’est visible qu’à travers son image.
S’entredanser
Il me semble que le travail a commencé avec cet intérêt, formulé dans la note d’intention, de faire une histoire de la danse par les corps.
Lorsque Rémy propose en studio que l’émergence des gestes soit façonnée par la consigne : « ce que j’ai vu, ce que j’ai fait, ce que je fais », il s’agit de faire affleurer une mémoire de sa propre histoire de la danse, autant que ce qui est en reste et les choix de l’instant, tandis que les autres danseur·euse·s regardent. Puis l’une ou l’autre est invité·e à danser « exactement » ce que la personne précédente a dansé. Tâche impossible qui permet de créer au fur et à mesure du commun, ou plus précisément de chacun·e dans l’autre, autant que l’esquisse d’un répertoire de gestes.
L’extrême attention des autres danseur·euse·s à la danse précédente rend manifeste l’intérêt pour la mémoire visuelle et kinesthésique au sein du processus de fabrication de la pièce, qui devient simultanément très actif pour moi, spectatrice : la danse n’existe que par le regard que l’on porte sur elle, sur la mémoire que l’on en a.
Du flou, du semblable, du même. La répétition est infinie, plus j’observe, plus ça se détaille. Se révèle les singularités d’interprétation de chacun·e, ce que l’un·e retient, ce que l’autre oublie, les gestes saillants pour soi, pour les autres, les appuis mémoriels de chacun·e.
Qu’est ce qui du différent reste, qu’est ce qui du semblable se distingue, qu’est ce qui dans la durée se sédimente, s’érode, se surajoute, s’affirme ?
De cette pratique de s’entredanser est apparu l’idée de camouflage : on ne sait plus ce qui est à qui, et quoi est quoi entre le corps et l’espace.
Etat du milieu : produire / recevoir
De cette pratique du camouflage s’est formulé un état de présence, appelé « le milieu » : un état de concentration et de conscience du geste, dans une ouverture à tous les possibles dans le présent. Une attention au détail, au fragmentaire, au début, à la fin d’un geste, d’une séquence. Être sensible à l’instant en même temps qu’à l’écriture collective. Produire un geste et recevoir en même temps ce qu’il produit ; produire une situation, un espace et recevoir ce que ça crée, avec l’espace tangible scénique et l’espace relatif entre les danseurs.
Par exemple, Rémy attire l’attention sur la sensation de début et de fin de l’état de danse, de pouvoir commencer avant d’être vu. Être dans une disponibilité-conscience du geste qui permette à la fois d’aller au sol ou de se lever, de dessiner un cercle à droite ou à gauche. Une sorte d’improvisation consciente ou d’écriture de l’instant.
Le canon
S’entredanser a conduit à la forme compositionnelle du canon, avec la reprise de motifs gestuels, qui seront « le commun », et qui se doublent d’une écriture de l’espace, de trajectoires (ce que Rémy nomme des landmarks) : Regarder la hauteur du pendrillonage à jardin, pas-chassés pour traverser la scène, se placer à côté de l’enceinte en avant-scène. Des zones de l’espace sont déterminées, qui deviennent propices à l’exploration de seuil, ces rapports que chaque danseur·euse entretient avec l’espace scénique et l’espace relatif entre eux·elles.
Le canon permet aussi, dans la répétition des phrases, une écriture du temps et de l’espace sans discontinuité, une ritournelle minimale, qui vient souligner la prédominance de la marche et l’absence d’accent. Pourtant le canon amène une superposition des parcours jusqu’à ce que, les durées se rétrécissant au fur et à mesure de l’érosion des passages, tou·te·s se croisent, et littéralement dessinent par leurs pas une croix au centre du plateau. Je garde un souvenir ému de la première apparition de ces retrouvailles au centre du plateau, qui se croisent plus ou moins fortuitement avant de devenir une écriture.
La camera obscura
L’image renversée de la camera obscura est prise dans la continuité de l’écriture, ce ne sont pas des photographies de danse, mais bien une image performative. Même si sa temporalité invite à un ralentissement pour la percevoir. Portrait seul·e, portrait de groupe, reprise de phrase vue sur le plateau en amont, qui apparaissent dans la zone de netteté de l’image, ou disparaissent par des jeux de fondu lumière ou de surexposition. L’image est mouvante et convoque dans son flux son impermanence.
Les illusions du renversement gauche/droite haut/bas peuvent créent des images spectrales, qui soulèvent avec elles le souvenir des premières expériences photographiques. L’étrangeté de cette image se déploie à travers les portés d’un·e danseur·euse par un·e autre qui dans le renversement de l’image joue de nos perceptions. La pièce se termine d’ailleurs par des portés, que l’on voit pour la première fois sans le truchement de l’écran : Madeleine hiératique laisse dériver son poids vers l’arrière de son corps, Nuno la retient, Sandra soulève ses pieds, reproduisant là encore un simulacre de lévitation. Pour finalement s’apercevoir que ce que l’on voit de part et d’autre du plateau est la même chose dont la vision n’est pourtant pas la même.
Les regards, les témoins
Il me semble que cette pièce laisse une place immense à l’imaginaire et à la mémoire kinesthésique et visuelle des spectateur·trice·s. La perception de la pièce se construit dans la durée et le fait qu’il y ait au moins un témoin pour la voir, pour compiler ce qui se danse dans l’espace à vu (A) et l’image de ce qui se danse dans l’espace caché (B). Le phénomène de camera obscura rejoue notre vision analogique – ce qui se passe dans notre œil, l’iris ayant le même rôle que la lentille. Notre boîte noire remettant les images à l’endroit, que nous avons ici le loisir de voir alternativement ou simultanément à l’envers et à l’endroit.
Par ailleurs, mon regard est mis en mouvement par le rebond des jeux de vision et de regard dans la pièce. Certaines figures reviennent, comme celle du danseur en témoin en avant-scène qui regarde le plateau[3], qui agit comme un repoussoir pour mieux permettre à notre regard d’entrer dans la scène et de créer un effet de profondeur. Ou encore les portraits visibles sur l’écran des danseur·euse·s qui ne nous regardent pas et que nous regardons pourtant.
L’impermanence de la danse, rencontre l’impermanence de l’image, comme l’introduit si bien Marcelline Delbecq au début de la pièce :
« Combien d’étoiles la lumière de la lune nous empêche-t-elle de voir ? Desquelles oublions-nous l’existence lorsqu’en plein jour elles sont dissimulées par le soleil ? Qu’elles semblent invisibles ne veut pourtant pas dire qu’elles sont absentes. »
Et ces mots font sensiblement écho, non plus seulement aux modes de composition mémoriel de Here, then, mais à sa visibilité même, qui dans sa relative invisibilité, tenue en réserve des circuits de diffusion, continue pourtant d’exister dans sa potentialité à être re-danser et par le simple fait d’avoir été dansée et vue par quelques témoins.
[1] A la même période Rémy Héritier travaille à sa contribution écrite à la recherche « Le travail de la figure : que donne à voir une danse ? » menée à l’invitation de Mathieu Bouvier et Loïc Touzé, avec Anne Lenglet et Alice Godfroy, où il revient notamment sur l’état milieu et s’entredanser. Cf. Rémy, Vers une danse du milieu, in www.pourunatlasdesfigures.net, dir. Mathieu Bouvier, La Manufacture, Lausanne (He.so) 2018.
[2] La captation réalisée par Guillaume Robert à Armentières en novembre 2015 est disponible sur : https://vimeo.com/151496208
[3] Pour compléter cette lecture, l’usage des termes de témoin, landmark, seuil, espace relatif, trace sont repris et définis dans le livre L’usage du terrain (dir. Léa Bosshard, Rémy Héritier, GBOD!, 2019, Paris).
Les notions de composition propre à l’écriture de Rémy Héritier, en dialogue avec celles de Marco Berrettini, Nathalie Collantes, DD Dorvillier, Myriam Gourfink, Thomas Hauert, Daniel Linehan, Laurent Pichaud, Loïc Touzé et Cindy Van Acker sont également détaillées dans l’ouvrage Composer en danse. Un vocabulaire des opérations et des pratiques, Yvane Chapuis, Myriam Gourfink, Julie Perrin, les presses du réel / La Manufacture, 2019, Lausanne.