Une danse ancienne
RÉMY HERITIER, in Archives en acte. Arts plastiques, danse, performance, PUV, Saint-Denis, 2018.Une danse ancienne
Le texte qui suit a été lu le 16 juin 2017 et fut suivi d’une présentation performée du processus que déploie la création d’Une danse ancienne, avec la participation de quatre danseurs invités et d’étudiants de l’école supérieure d’art de Clermont Métropole1 où je suis artiste chercheur associé (2016-2018). Cette version accompagnée d’images est le fruit d’une étape de travail2.
Une danse ancienne sera la première pièce d’une série de « chorégraphies de l’érosion » que j’envisage de créer au long des prochaines années. Depuis presque deux ans maintenant, la recherche s’articule autour des trois notions que sont l’entropie, la permanence et le rite. De même, elle creuse l’idée de morphologie, notion que l’on utilise aussi bien en géographie ou en histoire, que pour décrire l’aspect extérieur des corps humains. Ce terme induit une idée de « plasticité » à laquelle je propose de lier la notion poétique du temps géologique.
Une danse ancienne existera en plusieurs versions uniques, interprétées par un danseur différent pour chaque version et sur des sites spécifiques. À sa manière, cet ensemble de pièces chorégraphiques constituera une communauté d’oeuvres. Construites sur des principes similaires, ces danses singulières se répondront à distance et au fil des années à venir. Elles mettront en lien de manière concrète ou poétique les lieux choisis et les personnes qui y vivent ou s’y déplacent, le tout sur une durée inhabituellement longue : celle de la vie de la danseuse ou du danseur qui portera Une danse ancienne.
Entropie et permanence
L’artiste américain Robert Smithson (1938-1973) articulait l’essentiel de son oeuvre autour de la notion d’entropie. La forme d’une oeuvre pensée pour un site spécifique devait, selon lui, en accompagner l’érosion, la disparition totale ou partielle programmée par le temps, comme ce fut le cas manifeste de Spiral Jetty (1970), disparue sous les eaux du Grand Lac Salé en 1972 pour réapparaître trente ans plus tard, constellée de cristaux de sel.
La danse, comme art de la performance, est de fait liée à la notion d’entropie. D’abord parce qu’ontologiquement, elle n’existe de manière complète qu’au moment où elle est incarnée/montrée. Le vieillissement du corps de l’interprète fait lui aussi intervenir l’entropie. Et si l’on envisage une situation de danse hors du théâtre, dans un espace extérieur (naturel ou non), s’ajoute la modification voire l’érosion du site dans lequel la pièce est jouée année après année.
Pour Une danse ancienne, l’interprète et le site seront les dépositaires de l’oeuvre, qui ne sera complète que lors de son activation à cet endroit précis par cet interprète et lui seul. Aussi, en reconduisant le processus de visibilité de l’oeuvre chaque année (à date fixe ?), la fonction de l’interprète évoluera au fil du temps, le transformant en auteur des versions que les années, les oublis et la mémoire auront modelées. À l’image de Spiral Jetty, Une danse ancienne resterait présente, dormante, au cours de l’année, enfouie dans la vie quotidienne des gens et des lieux qui la portent pour se re-présenter et être ré-activée une fois par an, riche de cette année passée underground.
Rite
La durée de vie d’une pièce de danse est généralement assez courte et rares sont les pièces dansées par les mêmes interprètes au fil du temps3. Une danse ancienne cherchera à l’inverse à creuser l’idée d’une chorégraphie comme oeuvre pérenne. Non pas dans un sens qui impliquerait la quotidienneté des représentations pendant une durée donnée, mais plutôt sous la forme d’un rendez-vous annuel (un rite d’un nouveau genre) entre un lieu, un.e interprète de la danse, un public et une institution. Pendant dix ans, vingt ans, cinquante ans, toute une vie.
Le terme de rite est employé ici à dessein, dans le sens de cérémonial non religieux. Il définit les usages, les organisations qui verront naturellement le jour au cours des années.
Le moment de l’activation de la pièce chorégraphique ainsi que sa périodicité seront chaque fois à inventer en fonction du contexte propre de son lieu de résidence (les Archives nationales et une ville de l’agglomération clermontoise seraient intéressées pour accueillir Une danse ancienne par exemple).
Au fil des années, la partition restera identique (inscrite au sens musical du terme), tandis que le corps de l’interprète, tout autant que le site lui-même et les spectateurs présents, évolueront, se modifieront au fil de projets urbains ou paysagers, au fil de la vie même de l’interprète investi.e sur la durée, au fil des habitudes du public et de son implication ou non.
Un texte écrit par l’écrivain Bertrand Schefer fera partie intégrante de l’oeuvre. Instantané de la topologie du lieu, de l’écriture de la danse au moment de la création, il constituera un témoin écrit de l’érosion, de la sédimentation, de l’oubli, de la remémoration, où se logera en creux le regard du temps. Comme nous le verrons plus loin en détail, le texte sera inchangé : celui distribué en 2018 sera le même que celui que les spectateurs découvriront en 2019, 2050 ou 2070.
Lieu, site
Percée Persée (2012-2014), une de mes précédentes pièces montrée indifféremment dans ou hors d’un théâtre, m’a fait prendre conscience que mon principal intérêt en tant que chorégraphe était de fabriquer des « danses situées ». En voici ma définition :
Une danse située sait où elle se trouve. Une danse située ne décrit pas l’endroit où elle se trouve. Une danse située est un objet autonome. Une danse située est une danse qui se déroule invariablement vers le futur quitte à y rencontrer son passé. Une danse située est une danse qui réconcilie contenu et contenant. Une danse située dépose des indices sur son passage. Une danse située est une danse de la reconstitution, une danse qui enquête (pour les performeurs comme pour les spectateurs). Une danse située est une carotte géologique : un millefeuille d’autant de strates à traverser.
Cette définition élaborée lors de la création de Percée Persée est toujours opérante et est le point d’ancrage du rapport à l’espace d’Une danse ancienne.
La notion de site ou de lieu nécessite une précision, puisqu’elle est liée aux notions « d’endroit » ou de « localisation » tout en s’en distinguant. L’artiste Carl Andre définit le lieu/site comme « un endroit (area) dans un environnement qui a été altéré de manière à rendre l’environnement général plus perceptible. Toute chose est un environnement, mais un lieu est plus particulièrement en rapport avec à la fois les qualités générales de l’environnement et les qualités particulières de l’oeuvre4 ». Autrement dit, le lieu, ou le site, ne préexiste pas à l’oeuvre, c’est elle qui tend à le constituer.
Le site de chaque danse ancienne sera choisi avec les usagers-interprètes (les danseurs). Celui des Archives nationales se prête parfaitement au projet aussi bien en tant que tel que conceptuellement. Il est le lieu des archives matérielles tandis qu’une danse fait, elle, partie des oeuvres immatérielles.
L’idée qu’une danse puisse être archivée par un tel lieu dans le futur est au coeur du projet.
En ce qui concerne le choix de l’espace, je travaille toujours avec ce dont je dispose et me contente de peu. Ici, j’aurais pu faire le tour du bâtiment et déterminer un endroit qui rende grâce à l’architecture ; il existe sûrement des lieux plus esthétiques que cet emplacement de « l’entrée du personnel » que j’ai choisi. Mais ce sont justement les lieux considérés sans qualité qui
m’intéressent particulièrement5. À cet endroit, la simplicité du parcours du public depuis l’auditorium m’intéresse et, finalement, cette « entrée du personnel » est bien plus complexe qu’elle n’en a l’air. L’allée située devant le parking pourrait être un studio de danse car elle en a les proportions ; à
l’arrière-plan et derrière les grilles d’enceinte se trouvent des maisons d’où l’on entend encore le coq chanter ; la présence de grues… Tout cela produit un amalgame complexe de présent, de passé et de futur.
À cela s’ajoute l’enjeu de déposer une archive vivante dans un cadre qui ne contient que des archives matérielles, tout en la faisant vivre à l’extérieur, en lien avec les fluctuations du paysage et en opposition au calme de la salle de lecture. Ce geste pose une question qui infuse tout mon travail : « Quel lieu pour la danse ? » Car, si la pratique théâtrale a un lieu spécifique et désigné comme tel (le théâtre), la danse n’en a pas, d’où l’intérêt non pas de lui en assigner un, mais de lui trouver des lieux, ses lieux.
À ce titre, j’ai été influencé par l’artiste américain Donald Judd qui, à la fin des années soixante, a réalisé que la temporalité des expositions ne lui suffisait plus. Désirant montrer ses oeuvres de manière permanente, il s’est installé à Marfa (Texas) et a créé ce qui est devenu la Chinati Foundation.
Les oeuvres, encore visibles, sont installées dans un ensemble de bâtiments militaires ou civils qui répondent à leur nature même. L’idée qu’Une danse ancienne puisse avoir une existence permanente vient de là. Mais il s’agit d’une conception de la permanence relativement singulière, car le projet n’est pas de faire danser quelqu’un nuit et jour 365 jours par an. Ce qui m’intéresse, c’est plutôt de créer un dispositif qui fasse émerger une sensation de permanence en établissant un certain nombre de règles et d’usages qui se rejouent à l’identique dans un même lieu à date fixe.
Texte 6
Comme je l’ai précisé précédemment, à côté d’Une danse ancienne, se trouvera aussi un texte qu’écrira Bertrand Schefer au rythme de la danse.
Une page sera mise à la disposition du public le seul jour de l’année où la pièce sera jouée. La danse n’interprétera pas le texte, le texte ne commentera pas la danse. Danse et texte se tiendront côte à côte, comme deux états du même mouvement. Les spectateurs activeront le texte en le lisant pendant ou après la danse, en résonance à et avec celle-ci, chacun devenant comme une possible image de l’autre.
Comme la danse, le texte sera la sédimentation des différentes étapes qui ont conduit à la forme ultime. Et comme elle, il sera “situé” en étant pour partie écrit et réécrit sur le lieu choisi pour jouer chaque année Une danse ancienne. Seul élément inscrit face à l’événement chorégraphique, il aura donc également valeur de document, comme une « photographie » de l’année zéro d’Une danse ancienne, jouant si l’on veut le même rôle que la pièce de monnaie posée autrefois dans le cadre des photos archéologiques pour donner l’échelle des objets retrouvés. Le texte donnera ici l’échelle du temps, de l’entropie inhérente à la pièce chorégraphique.
Le texte sera dans sa forme définitive le jour où s’achèvera la création de la pièce dansée. Il sera présenté sur une page unique, dont il existera un tirage original composé sur Monotype, à partir duquel un nombre limité de copies sera réalisé pour chaque représentation.
Des extrais de textes de Georges Perec, William Carlos Williams et Marguerite Duras peuvent éclairer les sources et enjeux du texte à venir.
Processus de création
Le processus de création emprunte tour à tour au documentaire, à une enquête, une collecte, une rencontre avec un territoire, dans le but de faire émerger la danse et le texte. Il s’agira, comme dans mes projets précédents, de rendre actif et visible l’intergestualité7 de toute danse, l’intertextualité de tout texte8.
Le processus qui conduira à l’émergence de la danse est le suivant :
– d’abord la constitution d’un groupe d’une quinzaine d’usagers du lieu. Ce groupe sera producteur de la danse à la suite d’un travail que je suivrai sur une année. Il garantira également le maintien concret de la danse, de sa « survie » via les récits qu’il pourra en faire en dehors du moment de visibilité annuelle. Ce groupe sera renouvelé en partie tous les trois ans environ ;
– la danse sera le fruit de l’action conjuguée de l’accumulation, de la sédimentation et de l’érosion propre au corps et aux capacités de mémoire et d’inscription de l’interprète. Mon choix se porte naturellement vers une personne résidant dans les environs, et en cela liée au contexte local. Je préférerais qu’il s’agisse d’un amateur, car je voudrais que cette expérience soit extra-ordinaire pour celle ou celui qui va la vivre et la rendre visible aux cours des années.
Un contrat moral-amical sera passé avec l’interprète qui portera cette danse. Celui-ci stipulera que cette personne s’engagera à danser cette danse, dans ce lieu précis, une fois par an, pendant toute sa vie. Si l’interprète est amené.e à déménager, alors elle ou il emportera la danse. Pour combler ce manque, le groupe des quinze personnes qui auront constitué la danse originelle participeront alors à sa transmission à une autre personne afin que le fil de la danse ne soit pas coupé dans son lieu d’origine, tandis que la première personne la dansera dans son nouveau lieu de résidence.
Je mesure bien la responsabilité que vont endosser ces participant.e.s. Il s’agira pour moi de les accompagner pendant le processus de création initial, ainsi que pendant les années suivantes pour inventer ensemble des protocoles de re-création de la pièce, en prenant chaque fois en compte de
nouveaux éléments de réalité. Au bout d’une petite dizaine d’années et d’autant de présentation de cette danse ancienne, je m’effacerai peu à peu en leur léguant les outils d’actualisation de la pièce que nous aurons élaborés ensemble.
En partant d’un groupe de douze personnes par exemple, le processus pour obtenir le solo est le suivant9 :
1. six personnes produisent sur le site une danse de groupe de sept minutes pendant que les six autres sont spectateurs,
2. ces même six personnes re-dansent immédiatement de mémoire la danse qu’ils viennent d’inventer sous le regard des six autres,
3. trois personnes jusqu’alors spectatrices viennent danser de mémoire la danse des six danseurs,
4. deux personnes jusqu’alors spectatrices viennent danser de mémoire les danses des six +trois,
5. la personne qui reste vient danser seule toutes les danses qui ont précédé.
De cette manière, le dernier solo contient à la fois la danse du groupe et celle de chacun.e. Une fois ce solo isolé et documenté, il sera retravaillé précisément pour en extraire une partition chorégraphiée, celle qui sera dansée année après année par cet.te unique interprète.
Pour conclure, je voudrais évoquer une expérience personnelle d’archivage par corps qui, à mon avis, prend tout son sens en regard d’Une danse ancienne. En 2013, alors que j’étais en résidence aux États-Unis sur un projet de recherche intitulé « Performer un objet en son absence », j’ai passé plusieurs jours dans la réserve Hopi en Arizona. Aucun visiteur non Hopi n’a le droit de prendre de photographie, de filmer, d’enregistrer du son, de prendre des notes ou de dessiner sur le territoire et à plus forte raison sur les lieux de rituels. Bien que le sachant en amont et bien que n’étant pas un photographe invétéré, il a fallu que je m’adapte à cette interdiction presque insolite au XXIe siècle. Il se trouve que sans l’avoir prévu, cette adaptation est une devenue pour moi une véritable question de danse : comment mémoriser par corps ? Je propose donc que cette danse soit documentée et archivée selon un principe similaire à la « réglementation Hopi » : il n’y aura certes pas d’interdiction de photographier pendant la présentation de la danse mais seule les documentations produites en différé pourront intégrer l’archive. Un nouveau chantier s’ouvrira alors, celui d’inventer des modalités
pour produire cette documentation : textes sous forme de récit, dessins, reenactment en studio ou sur le site. À mon sens, c’est véritablement cet acte documentaire que le groupe transmettra années après années aux nouveaux venus. L’archive sera donc amenée à se densifier. Le groupe de transmetteur devenant in fine le point nodal du projet.
1 Par ordre alphabétique : Alexandre Boiron, Jeanne Chopy, Charles Duval, Lotus Edde Khouri, Erika Fournel, Chloé Grard, Anne Lenglet, Olivier Normand, Stève Paulet, Coline Saglier, To’a Serin Tuikalepa, Robin Tornambe.
2 Ce texte reprend largement le dossier de présentation du projet (outil de communication à destination de partenaires potentiels) écrit avec la participation de Léa Bosshard, en charge de la production, de la diffusion et de l’accompagnement à la recherche de mes projets au sein de l’association GBOD!.
3 Dans le paysage chorégraphique français, trois noms me viennent à l’esprit : celui d’Ulises Alvarez, un des danseurs à la création de May B de Maguy Marin, en 1982, qui, à ma connaissance, a dansé toutes les représentations jusqu’à aujourd’hui (voir l’entretien avec Ulises Alvarez, « Le risque de l’émotion », Repères, cahier de danse, n° 19, 2007/1, p. 25-25 DOI 10.3917/reper.019.0025) ; il y a aussi la pièce de Boris Charmatz et Dimitri Chamblas, À bras le corps, qu’ils dansent tous les deux depuis 1993.
4 Carl Andre cité par Gilles A. Tiberghien, dans Land Art, Paris, Dominique Carré, [1993] 2012, p. 102.
5 À ce titre, je dois citer le photographe américain Lewis Baltz (1945-2014) dont l’oeuvre photographique et textuelle me suit de manière cruciale au moment de choisir un site.
6 Ce paragraphe est co-écrit avec Bertrand Schefer.
7 Isabelle Launay et Sylviane Pages (dir.), Mobiles, n° 2, « Mémoires et histoire en danse », Paris, L’Harmattan, 2011.
8 L’intertextualité définit la présence souterraine plus ou moins consciente d’autres textes dans toute écriture. « Nous ne faisons que nous entregloser », écrivait en ce sens Montaigne. Isabelle Launay, chercheuse en danse à
l’Université Paris 8, transpose cette notion à la danse en parlant d’« intergestualité ».
9 Comme ce fut le cas lors du colloque.