Ce qui reste de la danse à l’étoile

  • MARI-MAI CORBEL – mouvement.net – 2009

Rémy Héritier a présenté à Mettre en Scène la cinquième version d’un solo créé au Tanzquatier à Vienne (2008), dont chaque reprise varie avec l’espace scénique, qui importe ses propres enjeux. Disposition(s)# 5, du 17 au 19 novembre 2009. Le Garage /Musée de la danse.

Ci-joint le souvenir d’un poster. Vu dans Disposition (s) # 5, cinquième version d’un solo variant selon les lieux, d’après une commande du Tanzquartier (Vienne), signé Rémy Héritier. Ce dernier précise une grande université moscovite. Situé dans un environnement non urbanisé, photographié à un moment où complètement déserté alentour, ce bâtiment d’architecture stalinienne des plus massives dont la tour centrale haute d’une trentaine d’étages est surmontée d’une flèche portant l’emblème d’une étoile rouge, dégage une inquiétante étrangeté. C’est l’aspect désolé des environs qui frappe, qui accentue l’aspect fictionnel de la photo. Qui donne à la puissance de la construction révolutionnaire, le pouvoir fou d’avoir fait le vide ou d’avoir dénaturé l’atmosphère. Ce poster est un document, ajoute Rémy Héritier. Un document qui, importé dans une recherche artistique, et non plus historienne, universitaire, journalistique ou documentariste comme sa nature l’y destine, est appelé à signifier autrement. L’art faisant sens par association d’idées, selon une méthode qui laisse à son témoin la tâche de compléter par ses propres associations la chaîne de pensée, ainsi mise en mouvement. L’étoile rouge suggérant alors à un tel témoin spectateur, irrépressiblement étant donné le contexte chorégraphique où Disposition #5 s’associe, quelque chose des ballets russes et de ce qu’on en a fait, d’écrasant pour les danseurs ou nous tous. Que ce contexte chorégraphique s’incarne dans une salle de l’ex-CCNRB (Rennes), rebaptisée « Musée de la Danse » par son directeur pince-sans-rire Boris Charmatz, donne à cette spéculation plus de poids encore. Le document ici, de plus, prend sens des mains qui le produisent, celles d’un danseur, qui, solitaire, a vidé et éclairé l’espace, le ramenant à une vision scénographique a minima, suggérant un lieu quitté, empli d’absence, mais comme exorcisé. Faut-il encore rêver de métamorphose en faune ou en cygne ? Sommes-nous comme si abandonné par les étoiles ? Où aller et comment bouger ? ramper ? sauter ? Par où c’est, la sortie ?
Souvenir aussi de l’unique enregistrement radiophonique de Virginia Woolf donné à la BBC en 1937. - Words don’t live into dictionnaries but into minds, ou quelque chose comme ça. Rémy Héritier traduit en français tout l’entretien, puis répète en changeant « mot » par « mouvement ». La danse avant d’être une esthétique est une forme de la parole poétique qui dit sans dire. Importer du document, permet à Rémy Héritier de déhiérarchiser la danse, de désacraliser le danseur, d’en faire un sujet de parole, et surtout pas un aspirant idole.
Par le terme de document, il remet en perspective une esthétique documentaire trop en vogue et qui nie insidieusement le principe de l’art, au nom d’une idolâtrie du vrai, selon un oxymore intenable (le réel ne demande pas à ce qu’on y croit mais d’être rencontré). D’un geste libératoire qui suffit à dire tout cela, il ouvre les baies vitrées en fond de scène sur un carré de pelouse faussement nature mais qui laisse pénétrer l’espace par l’extérieur. Le document s’imposant à nous du même poids que cette université stalinienne, il s’appuie sur un double langage, le réalisme n’étant qu’une manière d’imposer une fiction  ! Ce qu’il faut réfuter. Georges Batailles fondant la revue Documents (2) chercha en ce sens à déplacer le concept de documents, en pleine période de folie rationalisante (les années 30), en leur faisant relater les monstruosités du réel, échappant au savoir. Il s’agissait de porter un coup à l’anthropomorphisme des représentations toujours bourgeoisement en vigueur, de l’humain, supposant une idéologie naturalo-réaliste où l’existant c’est le vrai aussi mensonger fut-il, et religieuse (l’homme à l’image de dieu étant parfait). Il y avait une part qui échappait ; on pouvait la maudire – elle n’en reviendrait pas moins en retour historiques du refoulé. Cet aspect monstrueux du réel, dans Disposition(s) # 5, suppure du reflet photographique de ce bâtiment stalinien interloquant. Comment ? Ça, aussi fermé et obtus ? Une université ?
Que reste-t-il de la danse dite classique, une fois le ballet ramené à un mythe et à un folklore européen de classe ? Ce qu’il fut. Combien d’enfants jouent encore à devenir danseur étoile ? Rémy Héritier danseur mime toute cette enfance triste, imitante, cherchant ses gestes dans les documents collectés sur le mouvement, s’arrêtant… Le rêve était encore possible… Car ensuite vint cette adolescence ingrate, vaguement débile, étant donné tel corps trop grand, et débordant l’esprit trop petit. Poignets, phalanges, jambes, cuisses, dos, tout est articulé de manière à résister coûte que coûte au rêve du corps fuselé et quasi désossé de devenir une étoile de l’opéra. Rémy Héritier s’intéresse ici moins à l’histoire de sa discipline, qu’à ce qu’elle témoigne d’un rapport historicisé et pathétique au mouvement, d’un corps disloqué qui cherche à se rassembler, à tenir, à se coordonner. À rebours d’une danse prétendument révolutionnaire que reste la danse classique (à base de discipline et d’exclusion), Rémy Héritier cherche une danse dite documentée, pour laisser à l’autre – le spectateur – la place de poursuivre le mouvement qu’il esquisse, par sa propre pensée et recherche et documentation. C’est là le choix d’une modernité qui n’a rien d’un avant-gardisme. Car Rémy Héritier ne propose pas un dogme esthétique de ce que doit être LA danse, mais fait ressentir que la danse se prolonge dans ceux qui la regardent, en une trace qu’elle laisse à l’ombre, mais pas à n’importe quelle condition. Elle ne survit dans nos mémoires, que parce qu’il crée de l’Ouvert – ainsi Rilke le disait (3), de la grâce d’une danseuse morte adolescente et de l’ange du terrible. Tout un art de l’espace intérieur avant que d’être scénographique, d’un espace soufflé d’un râle à peine secret.

(1) voir notre entretien avec Rémy Héritier, sur mouvement.net, au moment de la création de Chevreuil(Laboratoires d’Aubervilliers, 25

(2) Georges Didi-Huberman l’a profondément commenté dans La ressemblance informeou le gai savoir visuel selon Georges Bataille (Ed. Macula, 2003).

(3) Les élégies duinésiennes, dans la traduction Jean-Yves Masson (Ed. Imprimerie Nationale, 1996).

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