Traces, pas, empreintes

par MARI-MAI CORBEL – mouvement.net – 2009

Traces, pas, empreintes
Entretien, autour de son Chevreuil, avec Rémy Héritier

date de publication : 11/06/2009

Rémy Héritier présente aux Latitudes Contemporaines Chevreuil, créé aux Laboratoires d’Aubervilliers en mars dernier. Une pièce étrange, qui se crée dans le souvenir qu’on garde d’elle, comme un rêve nocturne laissant l’empreinte d’un passage, d’un signe de main, d’une course…

Rémy Héritier est l’un des rares à continuer à porter la danse aux confins d’une terra incognita du geste et du mouvement. Les cinq dernières années étant à un retour précipité aux anciennes formes, il est de plus en plus difficile pour les chorégraphes inventifs de trouver des productions et de montrer ce que la danse peut être, quand elle ne se recopie pas, ou encore quand elle ne se met pas simplement en scène. Rémy Héritier est l’un d’eux, dont l’écriture chorégraphique révèle des manières de bouger, de se déplacer qui, faute d’avoir été déjà vues, sont difficiles à reconnaître, alors même que rien, au premier regard, ne prévient d’une fantaisie ou d’une originalité. Au risque pour ses scènes, comme le regard n’identifie que ce qu’il connaît déjà, d’être mal vues, au sens d’être à la fois inaperçu et mal famé. Sa dernière création, Chevreuil, lègue bien cette impression de quelque chose qui passe trop vite, comme un animal sauvage, et qui laisse une empreinte insaisissable. Ce que ce titre suggère, tout en provenant d’une réflexion plus vaste. Dans son atelier ou imaginaire de création, Remy Héritier travaille avec Judith Butler et Aby Warburg, avec Josef Beuys et Giorgio Agamben ou avec les Ballets Russes et Nirvana. C’est dans l’état de Washington où ce groupe culte du grunge était basé, que Rémy Héritier, surpris par des chevreuils traversant la route alors qu’il conduisait, trouva son titre. « Je ne savais pas d’où ces animaux venaient et où ils allaient, mais leurs passages me donnaient une sensation de présence intense », raconte le chorégraphe. Dans l’entretien qui suit, il donne quelques clés de sa dernière création, accueillie aux Latitudes Contemporaines, à Roubaix, les 12 et 13 juin prochains.

Le titre semble faire partie intégrante de la pièce, plus qu’il ne la résumerait…
« Oui, je travaille mes titres comme des séquences de la pièce. Si on a commencé en avril 2008, « Chevreuil » est venu en septembre. C’est lié aussi à ma manière de travailler. Je ne veux pas céder à cette pression des attentes putatives d’un public, qui nous focalise en tant qu’artistes sur les passages d’une scène à une autre, pour protéger le spectateur de l’ennui ou des ruptures de sens, en calquant le rythme de la pièce sur une montée vers un climax puis une descente vers une fin conclusive. Je préfère conserver les durées de ce que j’expérimente, et peu à peu cartographier l’espace selon les différents moments expérimentés.

Que voulez-vous dire par « expérimenter » ? Est-ce que vous cherchez une qualité de présence des danseurs qui permette d’être en expérimentation durant la pièce ?
« Non, ce n’est pas du tout improvisé. Et en plus je ne voudrais pas me donner l’excuse de la tentative, même si cela ferait entendre des choses.

On a cette sensation étrange, quelques temps après avoir vu la pièce, qu’un rêve nocturne se reconstitue, dont certaines images se sont aussitôt dissipées, alors que, pendant la pièce, on est décontenancé, on ne sent pas où ça va ; on ne sait pas si c’est une expérimentation ou si c’est écrit… On est dans un réel même.
« C’est ce que je recherche. La question majeure pour moi, c’est comment être constitutif de l’endroit où l’on se trouve, plutôt qu’y être exotique. Le bâtiment a autant d’importance que le performeur qui est dedans, ou les choses qu’on y fait. C’est comme ça que j’ai envisagé une écriture documentaire, au sens de partir de documents importés, présents en scène – des documents sources. J’ai demandé aux participants d’en rapporter, puis de les mettre en perspective, et se demander comment l’inclure, à la fois par rapport à soi et à un contexte. Je voulais interroger la notion de présent dans l’Histoire. C’est la première fois que je me positionne comme ça. Comment, dans cet espace-là, je peux parachuter des choses et à la fois travailler sur des sources. Elles créent un contexte qui me fait penser à cette pièce encore à venir ou à faire, tout en étant ancré dans l’Histoire de maintenant ou d’hier.

D’où l’interrogation sur les ballets russes ?
« Ma préoccupation est de me demander ce que je fais en 2009 sur une scène de danse, alors qu’un siècle auparavant, en 1909, c’est le plein feu des ballets russes et de Nijinski qui sont réputés fonder la première modernité en danse. Je me demande ce qu’il en reste. On n’est pas du tout au même endroit que des gens qui inventaient la danse en 1909, on ne peut pas, mais on est peut-être encore des modernes… J’ai cherché la survivance, ces choses qui sont là de manière vivante, mais de formes différentes, tout en me demandant ce qu’elles protègent ou maintiennent, comme ce qu’elles laissent de libre. La narration en est une. En 1909, la narration c’est un héritage du ballet classique. Ses procédés dramaturgiques sont ceux du théâtre ; or depuis une dizaine-quinzaine d’années dans le champ contemporain français, voire européen, la question de la narration fait retour. Je vois ça comme une sorte de « réactionnisme.  » Devant cela, j’ai voulu déposer des documents sur le plateau, ancrer autrement la danse que dans des procédés narratifs assez prévisibles…

Ce critère de la narration n’en cache-t-il pas un autre ? On essaie avec lui de nous dire que si « ça ne nous raconte rien », alors ça ne veut rien dire. Mais non ! Chevreuil narre quelque chose, mais la narration s’y écrit comme un rébus, ou un poème, différemment que de façon linéaire et chronologique, parce que son sujet ne l’appelle pas. Pour les ordinaires sujets de narration que son l’histoire de la bio d’un personnage, ou du déroulé d’une situation, en effet, on va reconstituer une fiction, une légende. Ça parle d’une mémoire archivable, alors qu’il me semble que dans Chevreuil, vous avez pris pour sujet la mémoire sensorielle d’une Histoire de la danse dans vos corps…
« Oui, et dans ce que vous me dites, j’entends aussi quelque chose comme une tension entre un contenu et un contenant. Le contenant, ça peut être nous, comme une enveloppe ou l’environnement architectural, ou une surface d’inscription. C’est pour ça que j’ai installé les spectateurs aux Laboratoires d’Aubervilliers, en face des gradins pour que personne n’oublie que nous sommes dans un théâtre qui contient sa propre mémoire. Ce n’est pas par volonté de transparence que je rappelle le théâtre et l’heure, mais dans une optique critique. Il me semble que la danse peut se faire n’importe où depuis les années 60 mais que l’envie de légitimation est si forte qu’on persiste à s’installer dans des théâtres. C’est aussi en ce sens que j’ai installé une pendule qui donne l’heure en temps réel.

L’heure et la scène sont aussi des données fondamentales dans un rêve, dans le langage de l’inconscient qui est aussi celui d’une mémoire du corps, d’une mémoire non archivable techniquement. Quelles traces avez-vous trouvées dans cette traversée de l’histoire dansée ?
« Tout le travail de la paume de la main vers soi ou vers l’extérieur. C’est presque religieux, tout ce qui est lié au bras.

C’est des plus intemporels. Le signe de faire signe marque déjà la grotte de Lascaux !
« Mais je l’associe chaque fois à un autre geste. J’ai travaillé sur la possibilité de désigner autre chose par la face du visage. Ça devient technique, mais c’est l’idée pour le spectateur de voir deux choses qui sont antagonistes ou pas. Jean-Luc Godard dit quelque part qu’il faut que deux images soient étrangères l’une à l’autre (dans King Lear).

Georges Didi-Huberman a également dit des choses en ce sens, dans son livre sur Bataille, dans la revue Documents et dans L’Invention de l’hystérie aussi. C’est le langage de l’inconscient, encore une fois, de dire une chose et son contraire.
« Il faut aussi prendre garde au concept d’inconscient, qui charrie toutes sortes de confusions et d’imageries un peu délirantes. Mais même si je pars de d’autres présupposés, ça redéfinit bien la place du spectateur, qui est à la place de voir une troisième image en l’inventant lui-même. C’est dans son regard que la pièce se déroule en fait, dans sa pensée. C’est aussi pour ça que je ne fais pas les transitions. Mais je propose des canaux de réception dont je choisis l’ouverture, de sorte que les gens ne voient pas non plus ce qu’ils veulent, comme l’esthétique des années 80 en danse y invitait. »

Entretien réalisé par Mari-Mai Corbel, le 5 juin 2009, aux Laboratoires d’Aubervilliers.

Chevreuil, pièce chorégraphique pour cinq danseurs, de Rémy Héritier, les 12 et 13 juin à l’Oiseau-Mouche, dans le cadre du festival Latitudes contemporaines, Roubaix.

Disposition(s), le 23 juillet à vienne dans le cadre d’ImpulsTanz.
Archéologies (titre de travail), autour du 20 septembre aux Bains::Connective, Bruxelles.

Mari-Mai CORBEL

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